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TURGOT.[1]




Aux époques de décadence, quand ceux qui conduisent les peuples paraissent s’assurer dans le mal et marcher aux abîmes avec une insouciante sécurité, souvent une voix retentit qui leur apporte la parole d’avertissement. Les sages conseillers manquent rarement à la veille des grandes catastrophes. Véritables messagers de miséricorde, on dirait que la Providence, suspendant un moment l’ordre inévitable qui tire les effets des causes et fait sortir les résolutions des abus, a voulu les montrer au monde pour prévenir ces nécessités sanglantes qui régénèrent par le châtiment ; mais, en ces instans décisifs, les passions et les intérêts laissent-ils place à la prévoyance ? Sont-ils souvent écoutés, les importuns apôtres qui parlent de liberté sous l’empire du despotisme, de réforme dans le triomphe de la licence et de l’iniquité ? En vain la voix de Gerson avertira l’église chrétienne : confiante et aveuglée, l’église ira jusqu’au bord de l’abîme, et elle ne se réveillera qu’à la voix de Luther. Tout parlement, tout est en proie à la confusion ; l’ivresse du pouvoir a saisi les maîtres de la nation tandis que celle de l’indépendance commence à gagner les peuples : Turgot paraît alors, il paraît poussé par la noble ambition de rendre la lutte impossible, en lui enlevant tout prétexte ; il paraît au nom de la raison et des légitimes besoins du siècle, demandant aux privilèges d’indispensables sacrifices. Inutiles efforts ! il faudra que les choses aient leur cours. Ce que le droit n’a point obtenu, il faudra que la force l’arrache. Turgot se retire, Mirabeau doit paraître. La réforme échoue, la révolution éclate.

  1. L’Eloge de Turgot, qui a été couronné par l’Académie française, n’a pu être lu que par fragmens dans la séance solennelle du 10 septembre ; l’importance de ce travail nous engage à le donner dans son ensemble au public, dont le jugement confirmera sans doute celui de l’Académie.