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sûreté il fit le discernement du vrai et du faux dans les doctrines régnantes. Ennemi des abus sans déclamation, ami de la philosophie, mais ami sévère, et parfois même incommode, il appartint au XVIIIe siècle sans s’y confondre, il s’en sépara sans hostilité. Son siècle se laissait emporter à l’attrait menteur du paradoxe, il fut le héros du bon sens. Son siècle, impatient de s’élancer dans les voies de l’avenir, calomniait le christianisme et le passé ; il rendit justice au passé, il expliqua la merveilleuse alliance du christianisme avec la liberté de penser et l’égalité civile. Son siècle glissait mollement sur la pente d’une vie épicurienne ; il opposa la dignité mâle de son caractère à cette sagesse facile qui se pique de suppléer aux vertus par l’esprit, et au dévouement par la politesse. Enfin son siècle, enfant émancipé des vieilles disciplines, pour premier essai de son indépendance, passant tout entier sous le joug du plus spirituel des maîtres, saluait dans Voltaire le prophète des temps nouveaux ; lui, disciple ferme et calme de la vérité seule, échappa même à Voltaire, dogmatisa sérieusement où ce brillant génie, raillait avec éloquence, chercha le vrai où il excellait à découvrir le faux, plaida pour les franchises intellectuelles en stipulant dans la pratique pour les droits de la religion, changea enfin des vues confuses en une science exacte, et réduisit de vagues désirs en un corps de réformes, image purifiée, image irréprochable d’un temps qui mêla jusqu’à les confondre le mal au bien et l’erreur à la vérité !

Tel dans le mouvement du siècle et dans le groupe des contemporains nous apparaît Turgot. Il n’est point marqué des signes extérieurs qui annoncent le génie aux regards des hommes. Il n’a reçu du ciel ni cette fantaisie étincelante qui prodigue le ridicule et la grace, ni cette parole acérée qui brille et perce comme un glaive, ni cette éloquence séduisante qui va chercher les passions au fond des cœurs, tout en leur parlant de vertu. Vous diriez la vérité dans sa nudité sévère, au milieu de l’élégante frivolité des lettres et de l’éloquence parée des sophismes. Que ce soit là, si l’on veut, le défaut de cette gloire modeste ; dépourvue de tout ornement étranger, elle n’est faite que de vérité ; son éclat, c’est sa pureté. C’est par là même qu’elle fut unique ! Admirables esprits qu’adora le XVIIIe siècle, combien votre domination est liée à vos erreurs, et que votre éloquence tient de près à vos passions ! Qu’on vous ôte vos haines, vos colères, vos fautes, combien votre renommée n’en est-elle pas atteinte, combien votre génie ne perd-il pas en s’épurant ! Les écrits de Turgot, ses actions, ses projets, sa pensée et sa vie dérivent d’une seule source, l’ordre, s’expriment d’un seul mot, la raison. Qu’on ôte à ce sage l’ordre et la raison, plus rien ne subsiste de lui ; qu’on les lui rende, il reparaît tout entier. Turgot, génie vaste et conciliateur, esprit que nul ne surpasse pour le calme comme pour l’étendue de la pensée, et de qui aussi on peut dire « qu’il trouve sa sérénité dans