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il signala à son adversaire cette pente du scepticisme au sujet du monde extérieur, conséquence étrange, extravagante, pourtant nécessaire, du sensualisme comme du spiritualisme exclusif. Ce système, il le combat dans la personne de Berkeley, qui pousse à l’absurde les principes de son maître Locke à force de se montrer logique et pénétrant.

Mais il est un titre plus imposant de Turgot comme métaphysicien : c’est ce vigoureux article sur l’Existence, composé un peu plus tard pour l’Encyclopédie, tout plein de pressentimens spiritualistes ; de hardis tâtonnemens et de germes féconds ; c’est là surtout que, développant et fortifiant les idées jetées dans les deux écrits de sa première jeunesse, sa libre méditation dépasse les horizons, de la philosophie dominante. Disciple encore de Locke, mais disciple secouant à demi le joug sous lequel tout un siècle se courbe, croyant que la sensation est la source unique de nos idées, mais faisant intervenir un principe actif dans les opérations de notre esprit, Turgot proclame dans le moi « le premier type de l’idée d’existence. » Ainsi, préludant un demi-siècle à l’avance à la réforme philosophique, cet esprit énergique annonçait la théorie profonde de Maine de Biran et de Royer-Collard sur la perception du monde extérieur ; ainsi Turgot réhabilitait la supériorité de l’esprit dans une philosophie qui n’y vit qu’une essence passive, jusqu’à ce qu’elle le supprimât tout-à-fait comme une superfluité embarrassante.

C’est la destinée de toute grande doctrine d’aller jusqu’au bout de ses principes. Il était nécessaire qu’une mauvaise métaphysique fût couronnée par une morale digne d’elle. Cependant tous les esprits ne devaient pas consentir à passer sous les fourches caudines des systèmes matérialistes. Quand un fermier-général publiait sous ce titre : l’Esprit, le code philosophique des mœurs du siècle de Louis XV, deux hommes, dont apparemment Helvétius n’avait pas dit le secret, protestaient avec force contre cette frivole et calomnieuse accusation intentée à la nature humaine : l’un, c’était l’auteur de la profession de foi du Vicaire savoyard, écrivait une réfutation qu’il supprimait généreusement en apprenant la condamnation du livre de son adversaire par arrêt du parlement ; l’autre, c’était Turgot, épanchait librement son indignation et son mépris dans une lettre à Condorcet, où il flétrissait cette philosophie sans logique, cette littérature sans goût, cette morale sans honnêteté. Il y proclamait que nos idées et nos sentimens sont non pas innés, mais naturels, c’est-à-dire fondés sur la constitution de notre esprit et de notre ame, principe qui contredit l’axiome fondamental de la philosophie senualiste. Sans doute il ne fallait pas que la France descendît le dernier degré de l’immoralité systématique, sans que la voix d’un philosophe honnête homme s’élevât en l’honneur des principes éternels de la justice et de la vertu.

Mais revenons au début d’une jeunesse déjà si féconde. C’était en 1750