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le citoyen « conciliant avec un amour de préférence pour la patrie l’amour général de l’humanité ; » cette révolution en un mot, qui, des profondeurs de l’ame humaine, passa dans la société et dans l’état, Turgot la comprend dans tous ses effets, la rattache à ses origines religieuses. Qui s’efforça dans les temps barbares de mettre à la place d’une pénalité féroce une législation préventive ou pénitentiaire ? Qui rapprocha la distance entre les rois et les sujets, « dans l’éloignement infini qui sépare les uns et les autres de Dieu ? » Qui enfin, durant ce moyen-âge dont le XVIIIe siècle ne voit que les malheurs, l’ignorance et les crimes, conserva le dépôt des sciences et des lettres, présidant à l’éducation du peuple et modérant l’oppression par la crainte des maux éternels ? À ces questions Turgot ne cesse de répondre que le christianisme est l’auteur, l’unique auteur de tant de bienfaits.

L’esprit moderne que forme l’église, et qui plus tard luttera contre elle, Turgot le montre grandissant peu à peu à l’ombre du sanctuaire. Assez fort pour marcher seul et sans guide, il s’avance avec liberté dans les voies de la méditation et de l’expérience. Toutes les sciences se lèvent l’une après l’autre ; tous les progrès s’appellent, se répondent. Le monde des cieux dévoile à l’homme des merveilles que l’œil n’avait pas entrevues, que l’imagination des poètes n’avait pas osé soupçonner ; le monde terrestre est doublé, et l’homme prend enfin possession de toute sa demeure. Tandis que la navigation met en présence les peuples étrangers ou ennemis, voici qu’un obscur artisan ajoute des ailes à la pensée ; au sein de la diversité des pays, de la différence des langues et de l’inimitié des races, comme, pour en préparer l’union, la pensée forme un immense et unique royaume dont toutes les parties correspondent entre elles, dont les lois sont les lois, mêmes de l’esprit humain, dont les hommes de génie sont les chefs, dont tous les citoyens, suivant la parole chrétienne, se reconnaissent pour frères en esprit et en vérité.

C’est ainsi que dans un séminaire Turgot, ouvrant une ère nouvelle, se séparait de Bossuet et de l’histoire ecclésiastique ; c’est ainsi qu’en face du XVIIIe siècle il osait rompre avec Voltaire. Avec lui, l’histoire tout entière sort des principes de la nature humaine et s’explique par les lois nécessaires qui président à son développement. Avec lui, elle cesse d’évoquer une cause toute-puissante dont l’historien dispose à son gré. Combien laisse-t-il loin l’étroit et stérile système de l’Essai sur les Moeurs ! Poussé par le génie de l’analyse et de l’école sensualiste, Voltaire, frappé surtout des détails, n’aperçoit dans le monde que mobilité et caprices. Sous l’influence de l’esprit de système, et guidé par la prédilection secrète de son esprit, il prend plaisir à tout mettre sous la servitude des petites causes. Entre les deux extrémités opposées de deux génies si divers, Turgot choisit sa route. Ce n’est pas la cause unique, encore moins est-ce le hasard qui est le principal ressort de l’histoire :