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À une époque où l’économie politique, aspirant à tout dominer, péchait, comme toute science nouvelle, par l’excès de son ambition autant que par l’imperfection de ses théories, c’est l’honneur de Turgot d’avoir su lui marquer sa vraie place dans l’ordre des sciences. Il ne la confond pas avec la morale, avec l’administration, avec le droit ; il ne songe pas à y trouver un remède à toutes les plaies de la société. Montrant l’influence de la fortune publique sur l’élévation intellectuelle et morale des individus et sur la liberté générale, découvrant l’action réciproque des causes morales et politiques sur l’état du commerce, de l’industrie, de l’agriculture, il sait tout distinguer en sachant tout unir, il tient compte de toutes les différences, en n’oubliant aucun rapport essentiel.

Disciple de Quesnay, ami de Gournay, avec lequel il avait parcouru les provinces pour en étudier la situation économique, Turgot unit au système agricole du premier les idées industrielles de l’intendant du commerce. Il fut le plus grand représentant de cette école physioratique, école purement française par ses origines, sortie des entrailles du XVIIIe siècle, pressentie par Sully, Bois-Guillebert et Vauban, et créée par le docteur Quesnay. Voltaire l’avait raillée d’abord, mais il la salua avec enthousiasme quand il la vit avec Turgot claire et toujours sensée, en restant plus que jamais généreuse et réformatrice.

Quel est le grand principe économique que Turgot vint soutenir devant la France de 1770 ? C’est la liberté du commerce. Le principe de liberté, il est partout alors : avec Rousseau dans le Contrat social pour la politique, avec Voltaire, pour la pensée, dans tous ses écrits. En s’en déclarant le défenseur dans ses Lettres à l’abbé Terray, pour le commerce des grains en particulier, d’une manière plus générale pour le commerce et l’industrie, Turgot seconde l’œuvre commune, il est à sa manière l’auxiliaire des grands hommes contemporains.

Ce principe, ce n’est pas seulement comme économiste que Turgot en poursuit le triomphe, il le rattache à l’ensemble de ses vues sur l’homme et sur la société. Il l’établit comme la conséquence nécessaire, comme le corollaire le plus simple du droit de propriété. Il en présente l’application comme le moyen le plus efficace d’assurer et d’augmenter le bien-être, de l’étendre au plus grand nombre. Le bien-être du plus grand nombre ! voilà le but que Turgot ne perd jamais de vue. Et ce but si élevé, il l’élève encore. Le bien-être, à ses yeux, intéresse la civilisation toute entière. Par les tentations qu’il écarte et les goûts plus délicats qu’il développe, par l’aisance et le loisir qu’il produit, il contribue à l’avancement intellectuel, au perfectionnement moral de l’homme, autant qu’à sa satisfaction matérielle. Il n’est pas seulement utile, il est sacré. Ainsi, tout, dans la pensée de Turgot, sort d’une commune source. L’économiste qui, de la liberté du commerce, fait une question de justice et de charité sociale, est encore le défenseur du progrès et du