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les ouvriers de cette grande tâche ; mais ce qu’ils avaient fait surtout en vue du pouvoir royal, Turgot voulait le faire au profit de la nation.

Une pensée d’humanité, de justice, d’ordre public, préside à toutes les réformes que Turgot réalisa. Soit qu’il abolisse la contrainte solidaire, soit qu’il étende à toute la France la suppression des réquisitions pour les convois militaires, soit qu’il supprime à Lyon et à Rouen les monopoles de vente, d’achat et de mouture de grains, soit qu’il accorde à plusieurs ports le privilège de commercer avec les colonies françaises d’Amérique, soit qu’il améliore la navigation intérieure et substitue à des voitures lourdes et dispendieuses ces voitures commodes et d’un prix moins élevé désignées sous le nom épigrammatique de turgotines, soit qu’il organise la régie des hypothèques et diminue les frais de banque dans les transactions de l’état, soit qu’il refuse pour son compte le présent de 300,000 livres que les fermiers-généraux avaient coutume de faire au contrôleur-général à chaque renouvellement de bail, et interdise ces pensions honteuses qu’ils payaient à des personnages influens, il sert à la fois la finance dont il diminue les charges et développe les ressources, et le peuple dont il soulage les misères. C’est en vue du peuple qu’il établit la caisse d’escompte, dont l’effet devait être d’abaisser l’intérêt, convaincu que « la baisse de l’intérêt de l’argent, c’est la mer qui se retire laissant à sec des plages que le travail de l’homme peut féconder. »

Mais il fallait aller plus loin. Il fallait frapper le mal à sa racine ; il fallait relever une longue oppression ce peuple courbé sur le sillon féodal et soumis à la tyrannie des corporations. Proclamer la liberté du travail, c’était proclamer la liberté du peuple. C’est ce que fit Turgot dans ces édits de 1775, par lesquels il le délivrait de la servitude des corvées et l’arrachait à la gêne des jurandes et des maîtrises. C’est une chose admirable de le voir expliquer, dans un langage plein de clarté et de grandeur, la raison sociale ou économique des réformes qu’il accomplit. Il semble que le législateur écrive sur l’image de la loi divine et éternelle. On sent que l’humanité est à l’une de ses grandes époques, que quelque chose de nouveau se prépare dans le monde, que le règne du droit approche. Écoutons les premières paroles de l’édit par lequel il abolit les corporations et proclame l’émancipation des classes ouvrières : « Dieu, en donnant à l’homme des besoins, en lui rendant nécessaire la ressource du travail, a fait du droit de travailler la propriété de tout homme, et cette propriété est la première, la plus sacrée et la plus imprescriptible de toutes ! » Toute une révolution est dans ces paroles de Turgot. C’est la noblesse qui passe en des mains nouvelles, c’est comme le symbole nouveau de la civilisation.

Quand Turgot s’était borné à détruire des abus partiels, des monopoles