Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/106

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cette opinion, l’autorité de Platon put cependant concourir involontairement à la répandre : on s’est laissé tromper par un artifice de rhéteur bien peu digne de son caractère. Pour atténuer la gravité des accusations d’Anytus et de Mélitus, il suppose, dans l’apologie de son maître, qu’elles s’appuyaient sur la comédie des Nuées, et les assimile aux plaisanteries d’Aristophane[1] ; mais il est évident que des hommes raisonnables, qui engageaient tout leur avenir sur la fortune de cette accusation, ne l’ont pas frappée eux-mêmes de ridicule en lui donnant pour fondement et pour autorité une vieille comédie sifflée par le peuple. De plus, la formule véritable existe : elle nous a été conservée textuellement, dans des termes identiques, par Xénophon et par Diogène Laërce ; Platon lui-même en discute les expressions dans son Apologie ; les rapports qu’on y remarque encore avec les reproches d’Aristophane prouvent seulement que le bon sens du poète lui avait fait reconnaître les côtés vraiment dangereux pour l’état des doctrines de Socrate.

La croyance à une complicité quelconque d’ Aristophane dans la mort de Socrate ne s’accorde pas mieux avec la vie et le caractère des accusateurs qu’avec les dates. Relevons d’abord une autre impossibilité matérielle : Mélitus, qui, selon l’Eutyphron de Platon, était encore jeune au moment du procès où il joua le principal rôle, n’avait pu stipendier la verve satirique d’Aristophane vingt-quatre ans auparavant, et Platon faisait encore converser amicalement Anytus avec Socrate dans le Ménon, plus de quatorze ans après la représentation des Nuées. Anytus et Mélitus étaient tous deux du parti des vieilles mœurs et des vieilles idées ; leur dévouement au bien public était sincère ; les hautes fonctions qui leur furent confiées à différentes reprises prouvent que le peuple appréciait leurs bonnes intentions et estimait leurs talens. Dans une circonstance importante, Anytus commanda la flotte, et Mélitus dirigeait, avec Céphisophon, l’ambassade qui obtint des Lacédémoniens la reconnaissance de la révolution accomplie par le courage de Thrasybute. Tous deux se joignirent bravement aux bannis, lorsqu’ils rentrèrent dans leur patrie les armes à la main, et exercèrent un commandement dans leur petite armée. Après la chute des trente, ils montrèrent

  1. Apologie, p. 24. À l’en croire, il aurait été accusé de rechercher avec trop de curiosité ce qui se passe dans la terre et dans les cieux, de s’attribuer l’art de rendre la mauvaise cause meilleure que la bonne, etc.