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Isabeau elle-même. Je ne sais rien de plus repoussant que le supplice de ce bourgeois de Paris qu’on écartelle au milieu de la fête ; je ne sais rien de plus trivial que le marché passé entre la reine et l’Arabe pour le meurtre de Jeanne d’Arc. Le spahi Noëmé veut être payé en amour, mais payé comptant, et le poète aurait eu grand’peine peut-être à se tirer de la situation, s’il n’avait conduit au-dessus du lieu de la scène un gros nuage qui force les assistans à se disperser. En ce qui concerne aussi les principaux acteurs, la tradition est constamment faussée. Jeanne parlait peu sur le champ de bataille ; elle disait aux Anglais : « Fussiez-vous cent mille goddens, vous sortirez tous du royaume, excepté ceux qui y mourront. » Elle disait à ses soldats : « Boutez-vous dans l’ennemi, la journée est vôtre. » Dans la trilogie, la phrase abonde, et ce n’est pas la guerrière, mais l’académicien qui parle. Ce n’est pas non plus sans quelque surprise qu’on voit des bombes à la bataille de Pathay et qu’on entend l’inquisiteur Hermangard, quoique l’auteur lui prête l’esprit prophétique, prêcher dans Paris contre la liberté de la presse ; du reste, on aurait tort d’insister sur ces détails, car l’anachronisme est un des élémens indispensables du poème épique, et, si l’on peut à bon droit critiquer l’invention, il faut du moins rendre justice à la forme, et reconnaître que par le style cette œuvre est souvent d’un poète.

La tragédie, jouée pour la première fois en 1825 et reprise récemment au Théâtre-Français, forme la troisième partie. Le merveilleux y disparaît complètement ; mais la vérité historique n’est guère mieux observée que dans l’idylle et dans l’épopée. Le duc de Bedford se change en une espèce de protecteur de la Pucelle ; le duc de Bourgogne, dans une scène fort belle d’ailleurs, se convertit à la cause nationale, et le poète ne donne pour motif aux péripéties des trois premiers actes que le faux témoignage porté par Gauthier d’Arc contre sa fille, faux témoignage suivi d’une rétractation solennelle. Le quatrième acte roule sur une provocation entre le duc de Bourgogne et le duc de Bedford : Jeanne sera sauvée si le duc de Bourgogne est vainqueur ; malheureusement le triomphe reste à Bedford. Ainsi c’est le jugement de Dieu qui la condamne, et les Anglais sont à peu près absous de son supplice.

Cette impuissance de la poésie à célébrer dignement Jeanne d’Arc n’est-elle pas, nous le demandons, un nouvel hommage à sa grandeur ? Sans doute l’avenir lui réserve encore d’autres apothéoses ; mais, quelle que soit l’inspiration, on peut penser, sans blasphème contre la poésie, que la réalité, dans cette aventure héroïque, restera toujours plus grande que la fiction. Les sculpteurs du moyen-âge, en taillant la statue de la Vierge, demandaient pardon à la mère du Christ de ne pouvoir exprimer sur la pierre la pureté qui rayonnait en elle, et Fra Angelico ne peignait son image qu’aux heures de l’extase, à genoux, et quand le ciel s’ouvrait devant lui pour dévoiler à ses yeux son divin modèle. La foi de nos aïeux, on l’a vu, a proclamé Jeanne la première sainte du paradis après la mère de Dieu : les bourgeois du XVe siècle, la prenant pour un ange, s’approchaient d’elle en faisant le signe de la croix, et la noble fille leur disait : « N’ayez crainte, je ne m’envolerai pas. » L’art, dans nos âges sceptiques, pourrait-il l’élever jusqu’à cet idéal, la maintenir à cette hauteur infinie ?


CHARLES LOUANDRE.