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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/192

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à leur manière dans leur progressive évolution le plus légitime besoin et le droit le plus sacré de la raison humaine, le besoin et le droit de franchir les bornes du monde visible pour se recueillir au sein de l’Éternel, et pour entretenir dans ce divin commerce les sentimens qui donnent à la vie humaine sa valeur et sa dignité, l’amour du bien et du beau, l’amour de nos semblables, la foi dans l’invisible et dans l’idéal, et cette sainte espérance qui fait briller parmi les ténèbres du tombeau les lueurs vivifiantes d’un avenir immortel.

Proclamer chimériques ces hautes aspirations de la pensée, ces sublimes pressentimens du cœur, enfermer l’homme dans l’étroit horizon du monde visible, c’est bien mal connaître et les besoins les plus profonds de notre nature, et la puissance de la raison et le prix de l’humanité ; c’est en outre diminuer le rôle de la philosophie dans les destinées du monde, et porter atteinte aux droits de la pensée libre en trahissant ceux de la vérité. Comment accorder en effet une bien haute estime à cette raison qui n’a rien à nous apprendre de ce qu’il nous est si nécessaire de connaître ? comment ne pas prendre en mépris une philosophie qui reste au-dessous de nos plus irrésistibles élans, et qui, loin de soutenir et d’étendre l’essor de notre ame, l’abaisse au contraire et l’appesantit ? comment ne pas chercher hors de la raison une lumière pour éclairer nos ténèbres, un aliment pour rassasier nos immenses désirs ?

Tel est le danger que le matérialisme, à l’insu et contre l’intention de ses promoteurs, fait courir à la philosophie. La réaction qui entraîne aujourd’hui tant d’esprits n’est pas née d’hier ; elle a commencé, elle a été puissante du jour où la philosophie a cessé de cultiver les nobles instincts qui sommeillent dans les momens de crise, mais qui se réveillent bientôt, parce qu’ils ont au plus profond du cœur humain d’indestructibles racines. C’est ce qu’avaient pressenti, au XVIIIe siècle, ces grands esprits qui en ont été la force et l’honneur ; je parle de Montesquieu et de Voltaire, de Turgot et de Rousseau. En voyant se déchaîner sous leurs yeux le torrent des idées matérialistes, ils comprirent la nécessité de le contenir. Qui a rendu au sentiment religieux un plus sincère et plus libre hommage que l’auteur de l’Esprit des Lois ? Qui avec une ardeur plus intrépide que l’éloquent auteur d’Émile osa rompre en visière au scepticisme et au matérialisme triomphans ? Voltaire lui-même, celui de ces hommes d’élite qui a donné le plus de gages à la philosophie des sens, ne s’est-il pas toujours incliné devant l’idée sainte d’une intelligence infinie ? N’a-t-il pas compromis cette popularité qui lui était si chère pour accabler de son incomparable bon sens et de ses mortelles railleries l’athéisme de d’Holbach et de La Mettrie ? Mais une force invincible entraînait tout. Voltaire et Montesquieu passèrent bientôt pour des esprits timides, qui n’avaient secoué qu’à demi le joug des