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Il faut commencer par tenir de quelqu’un en ce monde, et l’ordre intellectuel non moins que l’ordre physique a ses filiations traditionnelles, ses lois imprescriptibles d’hérédité. Indépendant, nul ne l’est à ses débuts ; heureux qui peut le devenir avec l’âge. On imite d’abord, quitte à créer plus tard pour servir à son tour de modèle aux hommes de l’avenir. Raphaël succède à Pérugin, Mozart à Gluck, et long-temps encore les divins élèves, celui-ci dans la Vierge à la Chaise, celui-là dans la Clémence de Titus et l’Idoménée, long-temps encore les divins élèves caresseront la forme du maître avant de pouvoir donner essor à l’idée-type qu’ils ont en eux. Or, l’idée-type de Weber, c’est le Freyschütz ; le chercher en-deçà, c’est perdre sa peine ; qu’importe, après tout, de savoir dans quelle langue a bégayé l’enfant si l’œuvre du maître nous reste ? Aussi ai-je hâte d’y arriver. Je noterai cependant, comme produits de cette période d’acheminement vers le but solennel, deux symphonies, plusieurs concertos et un opéra intitulé Pierre Schmoll et ses Voisins, lequel fut représenté à Augsbourg sans trop de succès. On m’a aussi bien souvent parlé d’un ouvrage fantastique dont la célèbre légende de Rübezahl fournissait le sujet, et que Weber avait entrepris d’écrire lorsqu’il se trouvait à Breslau en qualité de directeur de la musique. J’avoue qu’ici ma curiosité se réveille ; pour le chantre futur d’Oberon, pour l’imagination aérienne qui devait un jour initier notre monde aux vaporeux secrets de la cour de Titania, c’était, il faut le dire, un ravissant motif que cette histoire du gnome silésien. On se prend involontairement à souhaiter la musique de Weber, dès qu’on songe à la romantique épopée de la belle princesse surprise au bain par le ricanement lascif du lutin qui la lorgne du haut d’un pic voisin.

Or, voilà que non loin de la nappe azurée,
          Sur le plus haut pic de granit,
Se tenait un lutin fameux dans la contrée,
Penché comme un pinson sur le bord de son nid.


Et la captivité dans la grotte enchantée, quelle plus musicale fantaisie, lorsque la princesse, avisant la baguette du sorcier, s’en empare et crée toute sorte de fantastiques messagers qu’elle envoie à travers l’espace porter de ses nouvelles au prince son fiancé, sans compter la scène finale où le gnome berné passe la nuit à compter au clair de lune les carottes de son jardin, et ne s’aperçoit pas que pendant ce temps on lui enlève sa prisonnière ! On ne possède malheureusement aucune donnée sur cette partition de Rübezahl, restée à l’état d’ébauche. Après cela, peut-être tout n’est-il point à regretter, et il pourrait bien se faire que plus d’un fragment en ait passé dans Oberon. Je n’ai jamais cru beaucoup à ces magnificences fastueuses des grands maîtres qui passeraient leur vie, au dire de certaines bonnes gens, à jouer un rôle d’enfant