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l’homme. En effet, au bout de cinquante à soixante ans, quelques braves gens s’aviseront de vous proclamer un génie et de prouver au monde que vos contemporains ont eu le plus grand tort de vous laisser ainsi mourir de misère et de désespoir. À l’instant, votre résurrection sera votée. Nous savons tous comment se pratiquent ces sortes d’apothéoses. On se forme en société philharmonique, on commande un banquet monstre à quinze livres par tête sans le vin ; à ce banquet, on mange et boit pour le plus grand profit de votre gloire que c’est une bénédiction ; les harangues se suivent avec un égal succès. Puis, lorsqu’enfin l’assemblée, portée à l’attendrissement par de trop fréquentes libations, commence à fondre en larmes au récit de votre martyrologe, un dernier orateur se lève qui, proposant une vingtième fois votre santé, y joint une motion pour qu’un monument vous soit érigé. À ce discours, de frénétiques applaudissemens éclatent, et séance tenante une commission s’organise, présidée d’ordinaire par quelque charlatan qui n’est point fâché d’occuper à cette occasion la renommée de sa personne et de gambader un peu sur le piédestal en attendant que votre statue y monte ; bientôt, de tous les coins de l’Europe, les voix de la publicité sonnent l’appel, les souscriptions se multiplient, les ducats pleuvent dans la caisse, et, pour comble d’honneurs posthumes, le Michel-Ange du temps s’offre à reproduire vos traits sans permettre qu’on l’indemnise. Ainsi tout se réunit à vous glorifier après que vous êtes mort. Cependant le jour solennel arrive, la statue couronnée de laurier, enguirlandée de fleurs, déchire ses voiles aux acclamations d’une multitude enivrée d’enthousiasme et de soleil. Votre nom court dans toutes les bouches, votre musique défraie toutes les fanfares, tous les carillons de la fête ; le matin même, votre éditeur a mis en vente une édition de luxe de vos œuvres. Oh ! l’admirable triomphe et la magnifique perspective, s’il n’arrivait le plus souvent qu’à l’heure où ces belles choses se passent, votre propre fils, réduit aux derniers expédiens de la misère, votre propre fils porte au mont-de-piété la montre de famille, afin de pouvoir subvenir aux frais du convoi de sa mère morte dans un galetas des faubourgs !

— Carl, s’écria Devrient, est-ce bien toi qui parles de la sorte ! non, tu fais injure à ton pays ; non, tant d’ingratitude n’existe pas.

— Il se peut, reprit Weber d’un ton plus calme, qu’il y ait quelque exagération dans les détails ; quoi qu’il en soit, le fond du tableau est vrai, et je te conseille de le tenir pour tel. Aimons notre art plus que toute chose au monde, mais ne soyons pas si insensés que de nous sacrifier pour une foule ignorante et jalouse, incapable d’apprécier à leur valeur le génie et le mérite tant qu’elle les a devant les yeux.

Depuis qu’il avait cessé de parler, Hoffmann ne perdait pas de vue son voisin de gauche, qui, le regard fixe, l’oreille attentive, semblait s’évertuer à recueillir chaque mot échappé des lèvres de Weber. Au