Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/251

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il a fallu l’entendre encore ce soir, et, pour y parvenir, j’ai dû vider le flacon de mort jusqu’à sa dernière goutte. Et maintenant, adieu, mes amis ! À partir de ce soir, je n’entendrai plus rien.

Il se leva comme par un ressort, serra la main à chacun des convives, prit son chapeau et disparut. Les trois amis, pâles et consternés, étaient restés cloués sur leurs sièges, sans pouvoir proférer une parole.

— Étrange ! soupira Hoffmann après une assez longue pause.

— Callot, reprit Devrient, si ce que nous venons d’entendre n’est point un conte nocturne de ta façon, c’est une affreuse histoire.

— Il n’y a rien de fantastique en tout ceci, reprit Weber. À présent que j’y songe, il me revient comme un souvenir vague de ce jeune homme. En effet, je crois me rappeler l’avoir connu autrefois chez l’abbé Vogler ; on le citait même comme un de ses plus brillans élèves. Pauvre infortuné ! qu’aura produit cet éclair de génie que ses maîtres et ses rivaux saluaient en lui dès cette époque ?

— Bah ! répondit Hoffmann, tout ce qui fleurit ne mûrit pas, et la nature a ses caprices. Pour faire un grand philosophe, un grand poète, un grand artiste, je me suis toujours figuré qu’elle s’y prend à plusieurs fois ; elle ébauche, tâtonne, et quand elle a réussi à créer un moule…

— Elle le brise, s’écria Weber avec un douloureux sourire, sans même se donner le temps d’en extraire les trésors qu’elle y avait déposés.

À ces mots, la séance fut levée, et l’on se sépara ; le coucou de la taverne venait de sonner deux heures.

Des quatre personnages de cette scène, aucun ne survit aujourd’hui. Hoffmann s’en alla le premier ; puis ce fut le tour de Weber, auquel à peine resta le temps encore d’écrire deux chefs-d’œuvre, Euryanthe et Oberon, et vers la fin de 1832 Louis Devrient mourut. Quant au pauvre jeune homme dont l’apparition presque fantastique avait si fort impressionné les trois amis, on n’entendit jamais plus parler de lui.


III.

Nous voudrions maintenant, pour mieux caractériser le génie de Weber, dire un mot de la période à laquelle il se rattache, de la tradition musicale dont il sort. Si indépendant, si généreusement doué qu’on puisse être, et le musicien illustre qui nous occupe a certes bien quelque droit à ce que nous le jugions tel, on a toujours en soi une certaine somme d’élémens plus ou moins transmissibles qu’on emprunte à l’esprit de son époque ; et lorsque cette époque est la plus glorieuse que l’Allemagne musicale ait eue, lorsqu’il s’agit du dernier venu d’une famille de héros qui compte parmi ses membres Haydn, Mozart et Beethoven, on avouera sans trop de peine avec nous qu’en dehors de ces