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du travail d’une intelligence exercée, de frappantes différences qui ont été observées souvent et qui saisissent toujours lorsqu’on les compare. Tandis que celle-ci se développe au grand jour, poursuit à travers les transformations successives un idéal de perfection et se personnifie par momens en quelques individus d’élite, la première reste dans des conditions plus humbles ; elle est un peu l’œuvre de tout le monde. C’est un chant mille fois interrompu, mille fois renoué. Son théâtre, c’est le foyer où les douleurs domestiques sont pleurées naïvement, c’est le champ de bataille où le cri de guerre jaillit sans effort et sans art de toutes les lèvres. Elle est le langage de l’ame ignorante qui cède à une émotion puissante et instantanée, et s’inquiète peu de la forme dans laquelle elle l’exprimera. Cette simplicité naturelle fait son caractère et son attrait. — Dès que l’art s’y introduit, ce n’est plus la poésie du peuple, c’est, comme on peut le voir quelquefois, une maladroite et vulgaire imitation. On n’avait point touché jusqu’à notre temps à cette mystérieuse et abondante source de l’inspiration populaire ; ou ce qui en était connu, aux yeux des hommes même les plus éclairés, était un autre fumier d’Ennius. Bien des causes, il faut le dire, devaient empêcher qu’on ne sentît le prix de cette poésie généreuse dans son principe. Aujourd’hui une critique libre et intelligente a restitué leur gloire à ces fragmens conservés par la tradition. Ce n’est pas seulement pour leurs richesses poétiques qu’ils intéressent, ce sont encore des documens historiques sur les mœurs, sur les croyances, sur la vie même des peuples à leurs divers âges. M. Augustin Thierry, dans son éloquente histoire, n’a point dédaigné d’appeler en témoignage ces bardes obscurs qui célébraient chaque événement dans leurs vers naïfs. On connaît tous les travaux qui ont été faits sur ces matières. C’est de nos jours qu’on a véritablement aperçu la grandeur de cette iliade espagnole des Romances. Les légendes, les traditions de la vieille Allemagne, toutes les poésies populaires du Nord, ont été l’objet d’immenses recherches tant en France qu’au-delà du Rhin. Scott a remis en lumière les chants de l’ancienne Écosse ; M. Fauriel, dans son active érudition, a rassemblé ceux de la Grèce moderne. Ce que d’éminens écrivains ont fait pour d’autres pays, M. de la Villemarqué le fait pour la Bretagne avec une piété filiale, avec un dévouement très digne d’être loué.

M. de la Villemarqué a recueilli tous les chants populaires consacrés au foyer, au patriotisme breton, et il a fait précéder son ouvrage d’une savante dissertation sur l’histoire de ces poésies, sur leur authenticité, sur les époques où elles ont dû être composées, et sur l’ensemble des mœurs qui s’y trouvent, dépeintes. Il serait superflu de suivre l’auteur dans des détails philologiques où il a su cependant éviter la sécheresse ; c’est le fond même qui est plein d’intérêt. Ce sont les sentimens, les croyances, qui charment par leur énergie ou leur grace ; ce sont les coutumes, les usages du pays, décrits avec une vigueur si précise, qui sont remarquables. Quelques provinces en France purent posséder des chansons populaires, derniers échos du passé ; il n’en est pas qui puisse offrir une réunion de chants d’une originalité aussi saisissante, parce qu’aucune, ainsi que l’a dit M. Ampère, n’a gardé, comme la Bretagne, son vieux caractère, son antique physionomie celtique et gauloise. Toute la vie de la Bretagne est un combat pour son indépendance contre l’Angleterre et la France elle-même. Faut-il dès lors s’étonner que les héros de cette fière et résistante nationalité soient les favoris des ballades bretonnes ? C’est le grand Arthur qui, les jours de combat,