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et nationaux, où l’on invoquait la vierge et les saints ; ils s’indignaient de ces irrévérencieuses nouveautés, car ils y voyaient un retour aux superstitions, et quelques-uns poussèrent leur classique amour de la mythologie jusqu’à dénoncer comme dangereuses pour l’état les tendances de la nouvelle école. Sous ce dernier rapport, leurs frayeurs n’étaient pas dénuées de fondement. Comme on interdisait sévèrement tous débats politiques, les passions se rejetèrent dans la discussion littéraire ; mais discuter de la littérature d’un pays, c’est discuter de sa nationalité même, c’est remuer et propager des idées dont l’application peut sembler aussi facile que légitime à une société qui médite et qui attend, qui souffre et qui espère. On ne peut en douter, la poésie a été, dans ce moment, l’unique champ des luttes nationales, et l’homme qui la personnifie pour nous portait alors en lui tous les instincts de sa race. Les œuvres de M. Mickiewicz sont désormais connues en France ; déjà on en a pu apprécier les tendances révolutionnaires et religieuses ; on sait aussi quelles persécutions elles lui ont values. Ses écrits ont été, comme sa vie, une aspiration incessante au beau et au vrai, un sacrifice continuel ; en un mot, il a réalisé, selon les données slaves, l’idéal du poète dans la société moderne.

Au moment où, avec M. Mickiewicz, l’esprit mystérieux de la Lithuanie sortait des profondeurs de ses lacs et de ses forêts, d’un point opposé de la Pologne, des plaines sans fin de l’Ukraine, s’élevait une autre voix. La tradition ruthénienne vient unir ses richesses à celles de la tradition lithuanienne. Zaleski prélude à son poème de l’Esprit des Steppes par le Chant du Poète, chant triste et d’une virginale douceur : « Quand le matin dore le sommet des monts et que la rosée argente les herbes des vallées, moi aussi je m’élève au ciel, moi aussi je chante comme l’alouette… » Cette Ukraine, ou terre de frontières, vagues espaces peuplés d’impérissables souvenirs, route des conquérans et des nations qui sont venus de l’Asie s’abattre sur l’Europe, n’a d’autres monumens que quelques tumulus, tombeaux d’armées détruites, placés de distance en distance pour servir de guides à travers un océan de verdure. Ces plaines solitaires sont le pays de la poésie lyrique ; nulle part ne s’entendent plus de chants empreints de sévère mélancolie. « Là, dit Zaleski, la poésie, étendue sur les herbes en fleur des immenses prairies, résonne, tristement emprisonnée, comme l’inspiration dans un jeune coeur… Là, à travers les limanes[1], les îles du Borysthène et les hauts gazons du désert, se promènent les esprits de nos pères. »

Peux autres enfans de l’Ukraine, Malczeweski et Goszczynski, publièrent, presque en même temps, leurs poésies. Le premier, mort à Varsovie il y a une vingtaine d’années, n’a laissé qu’un poème intitulé Marie[2]. Ce poème est maintenant regardé comme un des chefs-d’œuvre de la littérature slave. Soldat de la grande armée, Malczewski abandonna son pays après les désastres de Napoléon, et alla séjourner en Suisse et en Italie. Il revint ensuite en Pologne, où son œuvre, d’abord mal comprise, provoqua les railleries de la critique. Ce n’est qu’après sa mort qu’on rendit justice à un écrivain qui devança son temps. Marie est l’idéal rêvé de la Polonaise, idéal qui s’est incarné en de touchantes

  1. Nappes d’eau que forment les fleuves à leur embouchure.
  2. Il a paru deux traductions françaises de ce poème, l’une en vers, l’autre en prose.