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vivre, nous vivrons ; si nous devons périr, nous périrons. Le même soleil nous éclairera, car la même tombe nous attend. Et nous allons incertains si c’est vers le soleil ou vers la tombe ; — seulement Dieu nous a donné d’aller ensemble !

Je ne puis dire comment, car je ne compte pas le temps, mais il me semble que déjà une partie de ma vie s’est écoulée, et mon rêve dure toujours, me conduisant toujours plus loin, vers des déserts plus éloignés ; et toujours mon amour grandit et ma tristesse aussi !

Je ne me souviens ni du temps ni du lieu, mais j’aperçus le pic d’un rocher sortant du brouillard. Dessus se tenait un esprit ressemblant à un vieillard encore plein de force et de vie ; de ses épaules pendaient des ailes sans plumes comme celles des oiseaux nocturnes.

Assis sur le rocher, il tenait une harpe à une seule corde, et il chantait « Arrête-toi, homme sans expérience ; c’est ici qui est la frontière qui sépare le pays de la vie de la vallée de la mort ; si tu la franchis, ton ame ira s’affaiblissant à jamais. » Et j’entendis le grincement de fer de la corde de sa harpe, et j’eus peur.

« Abandonne celle qui ne revivra jamais. Sa beauté n’est qu’un rêve, qu’un souvenir du passé. Ne crois ni à son regard, ni à son geste. Dans sa prunelle a cessé de brûler l’étincelle d’amour. Le destin a ravi la force à son bras. »

Et de nouveau il fit vibrer l’unique corde de sa harpe !

Et, la figure s’étant arrêtée, elle tourna vers moi son visage. Alors tous les rêves incomplets, toutes les espérances anéanties de sa race, toute leur vie, leur fierté tout entière, leur sommeil et leur mort, toutes ces choses descendues ensemble dans le tombeau, en un moment, se reflétèrent sur elle !

Et de nouveau l’esprit chanta :

« Retourne et va-t’en vivre au milieu de ceux qui vivent. Et moi, je resterai ici avec elle, et, sur cette dernière corde, je lui chanterai mon chant sans espoir ; car, en résonnant, toutes les autres cordes de ma harpe se sont cassées : — toutes ensemble elles s’appelaient jadis foi, courage, amour. L’unique, la seule qui, aujourd’hui, me reste se nomme néant.

Et il m’a semblé qu’il se levait et que de sa harpe il séparait, à gauche et à droite, le brouillard. Et derrière le rocher se montrèrent à moi d’immenses cimetières, des amas d’ossemens et de chairs en putréfaction, des squelettes de chevaux et de chiens, et sur des débris de corps humains encore enveloppés de manteaux, couverts de chapes et de couronnes, des vautours dévorans, et çà et là des cuirasses, des glaives, des casques, et des chapelles détruites et des ruines sans fin sur les bords d’une mer morte, et sur les bancs de glace des tourbillons de neige s’avançant comme des géans, et, comme un autre océan, des nuages immobiles et glacés étendus sur le ciel !

Et l’esprit fit un signe en étendant la main sur ce grand passé, puis il se mit à rire d’un rire silencieux en me montrant un autre côté du rocher, — et là j’aperçus la verdure et l’azur étincelant du ciel ; là je vis, sur des milliers de tours, flotter des milliers d’étendards aux couleurs du printemps ; là montaient dans l’air de blanches vapeurs et de joyeuses colonnes de fumée.

Mais je détournai aussitôt mes yeux en les reportant sur les traits de la figure.

Et il m’a semblé qu’elle réunissait ses dernières forces, et que, dans un effort suprême, elle faisait un pas en avant comme si elle eût voulu arriver au bord