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ceux qui tombent dans la mêlée ou languissent dans l’exil ; il sait enfin verser l’espoir d’une destinée meilleure dans l’ame de ceux à la tête desquels il s’est placé et qui s’avancent sur ses pas à la conquête de l’avenir. Les forces que réclame une si auguste mission, il les trouve en lui-même, dans la religion, dans le patriotisme. Mais aussi quelle foi en Dieu ! quel culte de la patrie ! Ce culte est le premier et le plus exclusif du poète polonais ; ses plus hautes, j’allais dire ses plus douces pensées sont pour elle. Il l’aime comme une amante et comme une mère ; il la chante avec effusion et tendresse ; il mourrait de douleur le jour où il lui faudrait renoncer à une suprême et héroïque espérance ! On conçoit quels accens doivent jaillir d’une semblable source d’inspirations. Le cœur est subjugué ; il partage l’enthousiasme du poète, il se passionne avec lui ; et si, ramené par la raison à une plus calme appréciation de la réalité, on ne peut toujours s’associer à tant d’impatientes ardeurs, ou écoute du moins avec attendrissement, on s’incline avec respect devant la sévère autorité de la conviction. Tel est le prestige irrésistible que cette poésie garde jusque dans ses écarts, prestige qu’augmente encore le mystère dont elle s’entoure. On évite de prononcer le nom du poète, souvent même ce nom n’est connu que de quelques initiés. Le livre circule invisible à la censure, propagé par des agens dévoués ; ne demandez pas le nom de l’éditeur, ne demandez pas d’où sortent ces pages anonymes : nul ne le sait, ou du moins nul ne veut le dire. Quelquefois l’œuvre défendue n’est qu’un manuscrit qu’on se passe de main en main. On comprend quel intérêt s’attache à ces chants qui arrivent du sein de l’exil, à ces messages qu’envoient de nobles muses vers la patrie absente, et qui, en dépit des efforts d’un pouvoir ombrageux, font pénétrer à Varsovie même l’esprit, les espérances, les vœux sacrés de l’émigration. Un tel mode de publicité ne laissant d’ailleurs aucune place à des préoccupations mesquines d’amour-propre et d’ambition personnelle, la dignité de la poésie gagne à ce que perd le poète, et ce dévouement silencieux tourne en définitive au profit de l’art. La poésie n’est plus seulement une distraction choisie, mais un culte qui a ses pratiques secrètes, et qui pourrait avoir ses martyrs. C’est là une des singularités de ces chants, qui passent de bouche en bouche, comme autant de prières ; là aussi est le secret des craintes qu’ils inspirent aux oppresseurs, de l’ascendant qu’ils exercent sur les opprimés.

A. L.