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Fouquet, ou ce coup d’œil sanglant de Louis XIV, qui tue Colbert et Louvois ; la responsabilité selon la charte est plus bénigne : on n’en meurt pas. Le meilleur ministre était celui qui vivait le plus dans ses bureaux et pour les affaires : il faut vivre à présent à la tribune, ou pour la tribune. Dans la première imperfection des rouages administratifs, le chef devait payer de sa personne : les choses ne marchaient que par ses inspirations et sa vigilance. Un ministère moderne, avec son exacte distribution des travaux, avec sa hiérarchie d’employés, avec ses traditions et ses routines, est devenu une sorte de mécanique qui pourrait au besoin marcher sans ministre. Nos anciens parlaient pour avancer les affaires : parler est une affaire aujourd’hui. Parler sur tout, parler beaucoup, et, s’il se peut, bien parler, c’est un mérite ; parler sans préparation, c’est encore mieux. Colbert recommande au contraire à son fils de s’enfermer pour faire des brouillons, lorsqu’il doit exposer une affaire au roi, de rédiger plusieurs copies, s’il le faut, jusqu’à ce qu’il ait trouvé une excellente distribution des matières, une diction simple et substantielle : c’était là l’éloquence du temps. Mais, dira-t-on, sous le règne du bon plaisir, il fallait courtiser les maîtresses du prince. Sous le règne des majorités, ne faut-il pas compter avec les amans de la foule ? Qu’un homme, après avoir dirigé les grands intérêts d’une nation, se retirât avec des trésors, cela semblait naturel au peuple comme au monarque. Actuellement, tel ministre que l’envie trouve trop riche à la sortie des affaires est moins riche, à tout prendre, que s’il avait employé son intelligence dans le trafic des sucres ou des toiles peintes. Autrefois, un portefeuille était considéré comme un bien de famille : Le Tellier, Brienne, Lionne et Colbert obtenaient la survivance de leurs charges pour des jeunes gens de seize à vingt ans. Nos ministres, hélas ! se survivent presque toujours à eux-mêmes : du jour où un scrutin les a fait éclore, ils commencent à craindre le scrutin qui doit les tuer. En somme, tous ces changemens ont tourné à l’avantage des temps modernes, et il est à remarquer que les peuples constitutionnels, même sous des administrations faibles, n’ont pas à regretter les époques où les plus grands hommes d’état de l’ancien régime ont gouverné.


A. COCHUT.