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REVUE. — CHRONIQUE.

point à des descriptions si pathétiques de la traite des noirs, que M. Disraéli ne criât point d’une façon si lamentable à la ruine de la constitution ; il eût fallu contre lord Russell des hommes d’état et non point des politiques de travers. Enfin et surtout, il eût fallu que le bon sens public s’éclipsât entièrement pour ne pas voir que c’était un amusement ridicule, une injure même contre la constitution, de vouloir ainsi défaire des ministères sans pouvoir en faire un. On a trouvé, suivant une énergique et profonde expression, que « c’était assez d’un Curtius pour un an. » On n’a pas voulu que les vrais chefs de l’état succombassent ainsi tour à tour à leur dévouement ; il était nécessaire de prouver que la réforme n’était point un abîme où devait tomber quiconque approchait. C’est par toutes ces raisons que s’explique la grande majorité qui a voté pour le ministère en faveur de la libre admission du sucre des pays à esclaves, une majorité de 130 voix.

Ce chiffre contraste d’une façon bien instructive avec le morcellement que les ultra-tories se plaisaient à signaler, soit dans le parlement, soit dans le cabinet. Personne ne savait plus où siéger, ni dans la chambre des lords, ni dans celle des communes. Lord Wellington avait pris une place neutre avec lord Ellenborough, pendant qu’il donnait permission à ses amis d’aller s’asseoir derrière lord Stanley, le dernier leader qui restât aux opposans. « Où aboutira, écrivait, il y a quelques jours, un des membres de la dernière administration, uni à la fortune de sir Robert Peel par les liens d’une étroite et longue amitié, où aboutira cette confusion de tous les partis ?

Dico te, AEacida, Romanos vincere posse.


Vraiment, si l’on voulait se mêler de prononcer des oracles par le temps qui court, il en faudrait d’aussi équivoques que celui-là. Jamais en Angleterre on n’a vu de crise qui jette tant de doutes sur l’avenir, et déjoue si complètement les combinaisons ordinaires. » C’est qu’en effet l’Angleterre entre dans une ère nouvelle où il n’y a plus de place pour les vieux partis ; elle rompt avec toutes ses traditions politiques. On avait l’habitude d’être gouverné par une sorte de faction, whig ou tory, qui arrivait au pouvoir avec armes et bagages pour en combattre une autre ; le gouvernement, c’était cette lutte d’un corps contre un corps ; l’individu abdiquait et se donnait au corps pour le corps lui-même, pour sa tendance, pour sa couleur générale, pour son drapeau. Il n’y a plus aujourd’hui de ces drapeaux qui recouvraient tout ; au milieu de cette éducation sociale qui s’accomplit en Angleterre, il se présente une foule de questions neuves sur lesquelles la majorité se fait en vue de chaque question prise à part, et non pas d’après un mot d’ordre universel. Il n’y a que les protectionnistes qui veuillent encore marcher à l’ancienne mode ; ils en seront quittes pour aller rejoindre les jacobites, les chartistes et les repealers, c’est-à-dire les fanatiques de l’impossible, les soldats de l’obéissance passive et de la discipline stérile.

Le ministère de lord John Russell n’est pas plus spécialement un ministère whig que le ministère de sir Robert Peel n’était un ministère tory. On avait inventé le nom de conservative ; il n’appartient plus à personne. Est-ce donc là un démembrement du système parlementaire, une dissolution de la vie politique ? Non pas certes, car le parlement et le pays n’ont jamais montré plus d’activité pour les grandes affaires ; mais ces affaires inattendues, surprenant toutes les in-