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— Voilà qui nous prouve, dit l’homme à la veste de cuir, en se tournant vers son camarade, que nous sommes plus loin que vous ne pensiez de ceux que nous cherchons, car ces cavaliers ne seraient pas si tranquilles ici.

— C’est ce que nous verrons quand il fera jour, dit l’autre avec un accent étranger, mais je soutiens toujours que nous ne devons pas être loin d’eux.

— De qui parlez-vous ? leur demandai-je.

— D’un parti de maraudeurs indiens que nous poursuivons depuis plusieurs jours, reprit l’individu à veste de cuir, et dont nous avons perdu la trace ce soir dans l’obscurité. Nous avons aperçu votre bivouac on la cherchant, et, si vous voulez bien le permettre, nous nous reposerons quelques heures en votre compagnie, seigneur cavalier.

En achevant ces mots, il déposa par terre, avec un soupir de soulagement, la selle qui chargeait ses épaules.

— Volontiers, lui répondis-je enchanté de ce renfort inespéré, et voici quelqu’un qui vous donnera des renseignemens à l’égard des Indiens, ajoutai-je en montrant Anastasio.

Les deux individus s’assirent sans façon à la mode du désert.

— Ah ! les chiens ! m’ont-ils fait boucaner[1] !

Cette phrase que prononça en français, avec l’accent traînard particulier aux Normands, l’homme à la barbe blonde, me causa lui vif plaisir, car je fus certain d’avoir enfin devant les yeux un véritable chasseur canadien, un rejeton de l’ancienne souche normande, un de ces coureurs de bois, dont j’avais entendu raconter tant de prouesses merveilleuses.

— Soyez le bienvenu, l’ami, lui dis-je à mon tour en français.

— Quoi ! s’écria le Canadien, vous êtes Français ! Touchez là, me dit-il en me tendant sa large main avec une visible satisfaction ; il y a bien long-temps que je n’ai entendu parler ma langue. Du diable si je m’attendais à trouver ici un compatriote avec qui je ne serai pas forcé de jargonner espagnol !

Pendant que nous échangions quelques phrases, Anastasio faisait part de sa découverte au chasseur mexicain.

— Avais-je raison ? s’écria le Canadien d’un air de triomphe.

— Je ne demande pas mieux que de m’être trompé, répliqua le Mexicain. Puis, s’adressant à Anastasio :

— N’avez-vous pas remarqué, parmi les traces que vous avez trouvées près de ce village, celle d’un cheval qui, par une singularité remarquable, a le sabot droit de devant un peu plus large que le gauche ?

  1. En français-canadien, boucane veut dire pipe ; boucaner, fumer, dans le sens figuré qu’on attache trivialement à ce mot.