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Puis il fit un signe au Mexicain ; alors celui-ci se leva de nouveau, prit sa selle, la chargea sur ses épaules et me dit :

— Nous nous sommes assez reposés ; recevez mes remerciemens pour votre hospitalité ; il est temps que nous allions reprendre la trace perdue, car, avec un vœu comme le mien, on ne dort et on ne s’arrête que le moins possible. Si le hasard vous conduit à l’hacienda de la Noria et que je sois encore de ce monde, j’espère que vous me trouverez quitte cette fois avec les âmes du purgatoire. Adieu, seigneur cavalier.

Le Canadien me donna une vigoureuse poignée de main, jeta sa carabine sur son épaule et le suivit. Moi, je contemplais d’un œil étonné ces deux intrépides aventuriers qui osaient se mettre seuls à la poursuite d’une tribu en ne comptant que sur leur courage pour mettre à fin une si périlleuse aventure. Les deux chevaliers errans se perdirent bientôt dans l’obscurité de la nuit, et je n’entendis plus le bruit des herbes qu’ils froissaient dans leur marche.

— Ce sont deux hommes perdus ! dis-je à Anastasio.

— Qui sait ? me répondit flegmatiquement le domestique en s’allongeant près du feu.

Le sommeil, plus fort qu’un reste d’appréhension, ne tarda pas à me fermer les yeux, pendant que je réfléchissais encore à la singularité de cette rencontre. Le lendemain, la lune allait disparaître derrière les montagnes, quand nous reprîmes notre course vers Bacuache. Comme la journée précédente, nous n’avançâmes que très péniblement vers notre but ; nos chevaux pouvaient à peine marcher, tant ils avaient la corne usée. Rivas nous suivait sans effort à pied, grâce à cette lenteur forcée, et nous formions ainsi un assez lamentable trio de voyageurs. Cependant, quand le jour vint, comme notre compagnon faisait de temps à autre certaines haltes, nous ne tardâmes pas à le laisser en arrière jusqu’à ce qu’enfin, au détour de la route, nous le perdîmes complètement de vue. Je l’appelai à plusieurs reprises, mais ma voix se perdit au milieu du silence, personne ne répondit à mon appel.

— Ne vous en occupez pas davantage, seigneur cavalier, me dit Anastasio, il est probablement en quête de quelque creston, car il est bon que vous sachiez que nous marchons déjà sur une terre fertile en or, et, tout seul et tout isolé qu’il se trouve, son instinct aura repris le dessus. Il est comme mon frère, il est né gambusino, rien ne l’en détournera, et il mourra comme il est né. Je ne crois pas, du reste, ajouta Anastasio, qu’il ait la tête bien saine. Depuis la mort de son fils, dont j’avais déjà entendu parler, une manie sombre s’est emparée de lui. Il croit reconnaître partout la voix des assassins de son enfant. Selon toute apparence, la terrible vengeance qu’il vient d’exercer n’a frappé que des innocens, et malheureusement il ne s’en tiendra pas là.