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slave, la Pologne proclame pour dernière chance de salut dans ce dernier asile l’absolue souveraineté de l’empereur Nicolas.

Quelle que soit là portée de cet entraînement inattendu, et dût-il même cesser ou disparaître demain, il serait insensé de fermer les yeux pour n’y voir qu’un résultat factice des stratagèmes russes ; il est plus sage de dire les raisons intérieures qui poussent les gens, et de montrer comment le patriotisme peut succomber sous les fausses doctrines qui corrompent les esprits.

Nommons d’abord entre toutes la doctrine des races, enseignée par l’Allemagne, qui a fait de ce principe la pierre d’assise de ses édifices historiques et de son orgueil national. Le peuple allemand s’est déclaré le premier des peuples, parce que la race allemande était la plus noble des races ; noblesse indestructible et originelle, qui enfantait par privilège tous les autres mérites et prédestinait aux grandes choses. La science germanique a considéré l’antiquité de la race comme la source de toute domination politique, de toute occupation territoriale, les Teutons de nos jours ont des droits acquis sur la moitié de l’Europe à titre d’héritiers de leurs pères. La science germanique a pris l’identité de la race pour le seul fondement de toute société ; elle a pris ainsi l’état pour la famille, et mis dans l’état les liens du sang au-dessus de tous les liens. Un mot encore : la science germanique a lancé cette aventureuse théorie en face de l’invasion étrangère comme une protestation solennelle des siècles réunis, et c’est avec ces belles inventions qu’elle a pour ainsi dire chargé les fusils de la guerre de délivrance ; il n’y a pas de plus légitime excuse pour une aberration plus opiniâtre.

Elevés aux écoles de l’Allemagne, les Slaves ne pouvaient manquer de s’approprier des instructions pour eux si fécondes. Les regards ainsi arrêtés sur ces grandes lignes de démarcation qu’on traçait entre les familles humaines, il était impossible qu’ils n’arrivassent point un jour à se compter, à se reconnaître, à systématiser les instincts qui les distinguaient, à songer aux gloires perdues de leurs ancêtres, aux legs imprescriptibles du passé. Puisque l’histoire du monde n’était que la lutte des races, ne devait-ce pas être leur tour d’entrer dans la lice ? Puisque c’était le culte de la race qui constituait avant tout l’indépendance nationale, ne retrouveraient-ils pas l’une en pratiquant l’autre ? Ce fut là d’abord ce qui séduisit. La pauvre Bohême n’avait-elle pas dès long-temps à peu près raisonné de la sorte ? Si elle se déclarait slave en face de l’Allemagne, n’était-ce pas pour rester Bohême contre l’Autriche ? Cette vieille école des érudits de Prague fouillé en effet les antiquités de la nation tchèque avec tout le dévouement d’un patriotisme sérieux ; elle écrit l’histoire des héros qui lui appartiennent en propre ; elle célèbre Jean Huss ; elle prône la légitimité d’Ottocar et dresse encore aujourd’hui ses réquisitoires contre l’usurpation de Rodolphe de