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de nos jours. Le moyen-âge et le XVIIIe siècle, à des points de vue opposés, ont également défiguré Aristote. Pour Albert-le-Grand, pour saint Thomas, pour les Coïmbrois, Aristote est un philosophe spiritualiste dont la doctrine est en parfaite harmonie avec la plus sévère orthodoxie. Les écrivains de l’Encyclopédie au contraire, voient en lui le précurseur de l’empirisme, et nul ne manque, en citant la triomphante maxime que toutes nos idées viennent des sens, de la mettre sous la protection de ce grand nom.

La lecture du Traité de l’Ame dissipe ces faux préjugés, et, à la place de tous ces Aristotes de fantaisie, nous montre à découvert le véritable Aristote. Nous le voyons distinguer profondément la sensation et la pensée, la première, qui nous est commune avec les autres animaux, la seconde, qui est le privilège et l’attribut éminent de notre nature. La pensée n’est pas un degré supérieur de la sensibilité, c’est une puissance distincte. La sensation, en effet, est unie aux organes, et ne peut se produire sans eux ; au contraire, il y a dans la pensée un principe indépendant de l’organisme, qui à ce titre lui survit, ou du moins peut lui survivre Ces déclarations expresses rangent évidemment Aristote dans la grande famille des philosophes spiritualistes ; mais il ne faut rien exagérer. Si la pensée, pour lui, est distincte de la sensation, c’est sur les matériaux fournis par la sensation qu’elle exerce son activité. Si l’ame est distincte des organes, elle n’en est pas séparée ; elle est la vie, l’essence, et, pour parler comme Aristote, l’énergie du corps. Enfin, si quelque chose de l’ame peut survivre à la dissolution de l’organisme, on ne saurait affirmer que la personnalité humaine participe en effet à cette immortalité. C’est là une espérance, un sublime peut-être, rien de plus. La science, qui n’affirme que ce qu’elle peut démontrer, se tait sur l’avenir de l’être humain.

Voila le véritable caractère du spiritualisme d’Aristote, tel qu’il se révèle à chaque page du monument que M. Barthelemy Saint-Hilaire a entrepris de déchiffrer. Pour réussir dans son dessein, le savant traducteur s’est entouré de tous les secours qui étaient naturellement indiqués à un homme du métier. La paraphrase de Thémistius, les opinions des grands commentateurs de l’antiquité, Alexandre d’Aphrodise, Simplicius, Philopon, les travaux des Arabes, notamment ceux d’Averroës, les commentaires scholastiques d’Albert-le-Grand, de saint Thomas, des Coïmbrois, du cardinal Tolet, les éditions diverses, celle de Berlin et celle de M. Trendelenburg, si particulièrement précieuse, tout ce vaste ensemble de documens a été compulsé d’une main consciencieuse et exercée. M. Saint-Hilaire ne s’est pas borné à traduire avec le plus grand soin un texte souvent obscur et que nul n’avait encore abordé ; il l’a accompagné de notes abondantes, destinées tantôt à éclaircir le texte, tantôt à discuter les diverses leçons des manuscrits et les diverses interprétations des commentateurs, tantôt enfin à établir les doctrines d’Aristote et celles de Descartes, de Stahl, de Cuvier, de Burdach, de Müller, des rapprochemens pleins d’intérêt. Enfin, dans une préface développée, l’interprète d’Aristote, devenu son critique, résume sa théorie, la discute à fond, et entreprend de la juger.

Félicitons M. Saint-Hilaire de n’avoir pas imité les péripatéticiens fanatiques du moyen-âge. Ce commentateur d’une espèce nouvelle, tout en louant son auteur, se sépare de lui sur tous les points. Il va même si loin dans ses réserves,