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M. Géruzez pense qu’après les conférences d’Issy, Fénelon ne demandait qu’à se taire et a laisser le champ libre aux ennemis de Mme Guyon, et qu’il n’a composé le livre des Maximes des saints que pour se mettre au-dessus de tout soupçon et établir la pureté de son mysticisme. J’en demande bien pardon à l’auteur ordinairement si exact de tant de fines et élégantes notices, mais les choses ne se sont point passées de la sorte. Fénelon a écrit les Maximes des saints, l’ame remplie d’une doctrine qui lui était commune, moins quelques bizarreries de détail, avec Mme Guyon, et cette doctrine, qui n’est point celle de l’église, qui en elle-même est pleine d’illusions et de périls, Fénelon prétendait la faire passer pour orthodoxe, et la consacrer par le témoignage des plus grands docteurs et des plus grands saints du christianisme.

C’est contre cette obstination à défendre et à répandre une doctrine fausse sujette à mille conséquences fâcheuses que s’éleva Bossuet. M. Géruzez demande malicieusement si les casuistes prétendent nous défendre d’aimer Dieu ? Ce n’est pas bien poser la question. Pour justifier entièrement Bossuet, il suffit de faire une distinction très simple entre deux sortes de mysticisme : entre le mysticisme excessif, périlleux, déréglé, que sous divers noms et à diverses époques l’église a toujours condamné, et cet autre mysticisme pur et tempéré qu’elle souffre et même qu’elle protége ; d’un côté le mysticisme de Molinos et de Mme Guyon ; de l’autre, celui de saint Bonaventure, de Gerson et de sainte Thérèse. Bossuet, interprète toujours fidèle de l’esprit de l’église, comprend, accepte, encourage le mysticisme réglé ; il ne poursuit, il ne défend que le mysticisme corrompu, le quiétisme.

Un des plus beaux caractères de l’église chrétienne aux jours de sa force et de sa grandeur, c’était d’embrasser dans son vaste sein tous les développemens si riches, si variés, de la nature humaine. Or, le mysticisme n’a rien de périlleux et de mauvais que ses excès ; le principe en est excellent. Que dis-je ? le fond du mysticisme, c’est le sentiment religieux lui-même, c’est le besoin ardent d’élever à Dieu son esprit et son cœur, d’entretenir avec lui je ne sais quel merveilleux commerce où les sens et le corps n’ont plus de part, de rapporter à l’être des êtres tout ce que nous sommes, à sa lumière éternelle les faibles rayons qui éclairent notre intelligence, à ce foyer inépuisable d’amour, à cet objet désirable par excellence, toutes nos affections, toutes nos espérances, tous nos désirs ; c’est, en un mot, de quitter la terre pour le ciel, le réel pour l’idéal, le temps pour l’éternité, de nous quitter nous-mêmes, pour ainsi dire, ou du moins tout ce qui en nous tient à ce monde, pour aller à Dieu, pour vivre et habiter en lui. Si tel est le principe du mysticisme, demander à une religion de le proscrire, c’est lui demander de se détruire elle-même. La seule chose qu’elle ait à faire, c’est de le tempérer. Il ne faudrait point, en effet, que le mysticisme, en nous élevant de la terre au ciel, nous fît oublier que Dieu nous a mis dans ce monde pour y accomplir une destinée, pour y remplir des devoirs, pour y laisser des œuvres de justice et de charité. Il ne faudrait pas surtout qu’en donnant à l’ardeur contemplative de l’ame une exaltation démesurée, le mysticisme établît dans les divers élémens de la nature humaine une sorte de séparation toujours périlleuse, et, laissant toute la partie active de notre être sans objet et sans discipline aboutît enfin, par le goût exagéré d’une perfection ici-bas impossible, aux dérèglemens les plus bizarres ou les plus coupables de l’imagination et des sens.