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montrent soucieux de l’avenir, qui l’estiment que la manière la plus efficace d’affermir l’ordre social est de l’améliorer ; aussi veulent-ils ajouter à leur nom celui de progressistes. Quelle est cette pensée, si ce n’est celle-là même il y a aujourd’hui dix ans le centre gauche se faisait l’organe ? À cette époque, le gauche eût le mérite de comprendre le premier que la résistance ne constituait qu’une partie des devoirs du gouvernement, que de nouvelles obligations lui étaient imposées par la victoire définitive qui était remportée sur l’esprit de désordres, qu’il fallait enfin développer la liberté après l’avoir sauvée de l’anarchie. Les conservateurs progressistes disent-ils autre chose aujourd’hui ? N’est-ce pas la même idée appliquée, suivant les circonstances, à d’autres questions, que dix ans de plus ont fait éclore ? Enfin cet accord du centre gauche avec les conservateurs qui se disent progressistes ne constitue-t-il pas, dans l’ordre des idées, cette union des deux centres que nous avons toujours considérée comme le vœu sincère, comme la pensée intime de la France ?

C’est dans l’union des deux centres que depuis dix ans tous les cabinets, quand ils étaient bien inspirés, ont cherché leur point d’appui. Dans son ministère du 22 février 1836, M. Thiers voulait gouverner avec la plus grande partie de l’ancienne majorité du 11 octobre et avec le centre gauche. Le cabinet, du 6 septembre est tombé parce que M. Guizot avait rapporté aux affaires l’esprit exclusif du ministère de la résistance. En 1837, M. Molé et M. de Montalivet, — en 1839, le maréchal Soult et M. Passy, ne se proposaient-ils pas aussi, avec des nuances diverses, l’union des deux centres ? En 1840, M. Thiers était appuyé par une partie de l’ancienne majorité votant avec la gauche ? N’y eût-il pas un moment où le ministère du 29 octobre songea à s’adjoindre MM. Passy et Dufaure, qui représentaient à cette époque une fraction du centre gauche ? Enfin aujourd’hui M. Guizot n’a-t-il pas fait à Lisieux un divorce éclatant avec sa vieille politique de la résistance, averti qu’il était par les manifestations du corps électoral et par le langage des candidats ?

Un parti n’est ni en souffrance ni en échec quand il voit les idées dont il a eu l’initiative envahir la majorité du pays, et c’est là, sous beaucoup de rapports, la bonne et honorable situation du centre gauche. Sa sagesse et sa fortune sont de s’y maintenir. Pour cela, il doit conserver son individualité ; il ne doit pas se confondre avec des opinions et des principes qu’il ne peut partager, s’il reste fidèle à son origine à sa destinée. Ni un parti ni un homme politique ne se fortifient en se déplaçant, en se portant avec une ardeur immodérée loin du poste, loin de la ligne qu’ils avaient l’habitude de garder. L’union de ses membres, l’initiative prise avec tact et fermeté dans d’utiles réformes, sont les meilleurs moyens qu’ait le centre gauche de consolider et d’accroître son autorité. L’exagération n’est pas la force. Pourquoi M. Dufaure n’en a-t-il pas été convaincu ? L’allocution que le député de Saintes a adressé aux électeurs après sa nomination a causé parmi les hommes politiques une surprise qui dure encore, non qu’on ignorât la scission qu’il se plaisait souvent à établir entre lui et la majeure partie du centre gauche ; mais on espérait toujours que le temps, la réflexion, la conscience de l’intérêt général, adouciraient son humeur difficile et lui inspireraient de conciliantes pensées. Vain espoir ! M. Dufaure vient de déclarer à ses électeurs qu’il n’est pas moins l’adversaire de M. Thiers que celui de M. Guizot, et il s’est expliqué sur plusieurs points avec la véhémence d’un orateur démocrate.