Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/844

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par le choc des évènemens, promenaient au hasard leur raison flottante et aventureuse, il en est une qui se distingue par son innocence. M Jean-Antoine Gleïzès était un des utopistes de l’espèce la moins dangereuse. Non content d’épargner le sang des hommes, il voulait qu’on respectât celui des animaux. On raconte que le fameux Chalier, chef du tribunal révolutionnaire à Lyon, avait sans cesse sur son épaule une tourterelle familière ; il caressait d’une main l’oiseau charmant, tandis qu’il écrivait de l’autre ses listes de suspects. Le doux et chimérique Gleïzès ne faisait contraste qu’avec les temps sévères au milieu desquels il vécut, car, s’il aimait les tourterelles, il ne guillotinait personne. Républicain des derniers temps de la république, il n’avait dans le cœur que deux haines vigoureuses : celle de Napoléon et celle des Anglais. Il vit, avec une indignation qui ne s’effaça jamais, un soldat audacieux jeter son épée dans la balance des lois. Le rocher de Sainte-Hélène était pour lui l’autel des expiations ; seulement, à ses yeux l’ouvrage de la justice divine était incomplet ; pour marquer tout à fait la main de la Providence sur ce même rocher, il eût voulu y attacher l’Angleterre. Le grand crime de Napoléon, aux yeux du vertueux Gleïzès, ce n’étaient pas seulement la journée du 18 brumaire, ni l’usurpation de la royauté, c’étaient ses victoires qui avaient coûté tant de sang. S’il détestait le caractère britannique, c’est que les Anglais sont des mangeurs de chair.

A part cette double antipathie, M ; Gleïzès se souciait assez peu de ses droits de citoyen. Il évita constamment les honneurs et les charges publiques. .Cet homme vivait moins dans la société que dans la nature. Possesseur d’un petit domaine dans le midi de la France, dont le revenu suffisait à son existence frugale, il se livra tout entier à ses rêveries. Presque tous les M. de Lamartine affectionne les chiens, M. de Châteaubriand les chats et les poules d’eau ; le tendre Gleïzès portait toute la création dans son cœur. Les chevaux qu’il montait ne pouvaient plus être montés par d’autres ; il les respectait trop, comme on pense bien, pour faire usage vis-à-vis d’eux de l’éperon et de la houssine. « Où irons-nous aujourd’hui ? » semblait-il leur dire d’un regard caressant, et ils le menaient où ils voulaient. Cet esprit de confraternité pour tous les êtres de la nature fit bientôt de l’inoffensif rêveur un homme à part.

Paissez, s’écriait-il, mon frère le mouton ;
Mon frère, dans ce bois paissez en assurance,
Celui qui me forma vous donna la naissance ;
Bénissons-le tous deux. Vous, cigale ma sœur,
Par vos sons éclatans chantez le Créateur.


Ces vers ironiques, dans lesquels Racine plaisante la bonhomie de