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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/866

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mouvement, excepté, par intervalles, un ébranlement affreux, produit par la violence des lames qui venaient déferler sur la dunette, frappaient les flancs du navire, le soulevaient un instant, puis le laissaient retomber avec fracas. Au milieu des ténèbres, on n’apercevait que la lueur des récifs, où les flots étincelaient en se brisant, et cette grande nappe blanche de la vague qui accourait de la haute mer comme pour nous envelopper.

Après les premiers momens de terreur et d’abattement causés par cet horrible spectacle, chacun s’empressa de travailler au salut commun. Monter des vivres sur le pont, préparer les palans pour la chaloupe, y embarquer les provisions nécessaires pour une traversée de plusieurs jours, fut l’affaire de quelques minutes. A minuit, l’eau remplissait déjà le navire. Fatigué par sa haute mâture, il était menacé d’une ruine complète ; il fallut se décider à couper une partie des mâts, afin de prolonger son existence au moins jusqu’au jour. Cette opération lui donna un peu de calme, et rendit aux matelots cet esprit d’insouciance qui les caractérise, car bientôt ils s’endormirent profondément sur le gaillard d’avant, où ils avaient trouvé un abri contre les coups de mer. Le capitaine, les officiers et les passagers étaient loin de goûter le même repos. L’avenir se présentait à nous avec son incertitude et ses craintes. Nous ne connaissions la terre sur laquelle nous avions été jetés que comme un point géographique ; nous en avions vu la configuration sur les cartes, mais nous ignorions entièrement la nature, les productions du sol, les mœurs des habitans. Nous nous interrogions sur toutes ces choses, qui étaient devenues pour nous du plus grand intérêt : personne ne pouvait répondre. Ces petites îles sont si rarement visitées par les navires européens, qu’il n’existe sur elles que des relations vagues et incomplètes. Nous avions entendu dire qu’elles étaient peuplées d’hommes farouches, qui appelaient les tempêtes et se disputaient les épaves. A la cruelle incertitude de notre sort au milieu de ces rochers venait se joindre l’incertitude plus cruelle encore du sort qui nous était réservé, si Dieu nous sauvait du naufrage. Avec quelle anxiété nous attendions le jour ! Enfin il parut et vint éclairer notre désastre. Sous nos pieds, un monceau de débris, misérables restes de notre beau navire ; devant nous, à cinq ou six milles de distance, une petite île, puis des récifs qui s’étendaient à perte de vue et embrassaient dans leurs contours d’autres petites îles couvertes de cocotiers.

Avant de procéder au sauvetage, on prit la résolution de défoncer les futailles qui contenaient le vin et les liqueurs fortes, source de presque tous les malheurs qui accompagnent un naufrage. Ensuite, avec les débris de la mâture amoncelés sur le pont, on construisit un large radeau. C’était une sage précaution, car nos embarcations pouvaient sombrer dans les lames, et d’ailleurs il fallait les réserver pour le transport