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Pour fonder et maintenir une telle organisation, il faut un peuple ignorant, crédule, subjugué par le fatalisme et façonné à la servitude. Grâce à cette ignorance même de la population, l’absolutisme, qui, en présence d’une race d’hommes plus éclairés, plus turbulens, dégénérerait vite en tyrannie, n’est encore aux Maldives qu’une sorte de gouvernement patriarcal.

Les premiers temps de notre séjour à Malé se passèrent dans un isolement complet. Nous n’avions guère de rapports qu’avec un seul des employés du sultan, l’officier, je crois, chargé de la police ; du moins il avait mission de nous surveiller. Il se nommait Ossacar ; c’était un petit homme sombre et luisant comme l’ébène, et, par une bizarre coquetterie, toujours enveloppé d’une longue tunique blanche, et coiffé d’un large turban de même couleur. Son noir visage, enchâssé dans la mousseline, ressortait avec un morne et curieux éclat. Trois petites boîtes d’argent étaient suspendues à sa poitrine ; une de ces boîtes contenait de la chaux réduite en poudre, une autre de la noix d’arec coupée par petits morceaux, et la troisième des feuilles de bétel. Il fallait le voir s’accroupir, croiser les jambes, puis ouvrir successivement ses trois boîtes. D’abord il étendait avec le plus grand soin sur une de ses cuisses la feuille de bétel, il y répandait une certaine dose de chaux, il y mêlait une certaine quantité d’arec, et, quand il avait fait son opération avec toute la gravité d’un alchimiste, il savourait son précieux mélange avec une singulière expression de sensualité. Pauvre homme ! il était lieurieux à peu de frais. Dans mon découragement, j’en venais quelquefois à envier à Ossacar son assoupissement moral et les puissans effets de son narcotique ; puis, comme effrayé à cette pensée, je prenais la fuite, marchant au hasard. La fatigue du corps amenait bientôt le repos de l’esprit, et je me trouvais assez calme pour oublier un instant ma captivité. Le plus souvent, je me rendais sur les bords d’un fossé large et profond qui sert de défense à la citadelle du côté de la terre. Le père du sultan régnant l’avait fait creuser. C’était un prince prudent ; par ce travail, il avait renfermé sa demeure dans une île, assurant sa retraite à la fois contre les ennemis extérieurs et contre ses propres sujets. Je rencontrais toujours un peu d’ombre et de fraîcheur dans ce lieu. Diverses espèces d’arbrisseaux croissent dans les escarpemens du fossé, et de grands arbres s’élancent du bord intérieur. A travers les branches, j’apercevais la forteresse avec ses nombreuses petites fenêtres ; vue ainsi, elle avait toute la physionomie de nos habitations du moyen-âge. De l’autre côté, elle regarde la mer, dont elle est séparée par une place solitaire. C’est là qu’est l’entrée de l’habitation royale, et deux ponts lui servent de communication avec la terre ferme, l’un à l’orient, l’autre à l’occident. Un jour, je m’aventurai jusqu’à la porte de ce palais, et plongeai mes regards dans la cour intérieure ; elle était silencieuse et