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pièce de vers, le souverain ordonnait qu’on remplît de sequins la bouche du poète tant qu’elle en pouvait tenir ! Aujourd’hui nous sommes seulement des bouches inutiles. À quoi servirait la poésie, sinon pour amuser le bas peuple dans les carrefours ? — Et pourquoi, dis-je, le peuple ne serait-il pas lui-même un souverain généreux ? — Il est trop pauvre, répondit le cheik, et d’ailleurs son ignorance est devenue telle, qu’il n’apprécie plus que les romans délayés sans art et sans souci de la pureté du style. Il suffit d’amuser les habitués d’un café par des aventures sanglantes ou graveleuses. Puis, à l’endroit le plus intéressant, le narrateur s’arrête, et dit qu’il ne continuera pas l’histoire qu’on ne lui ait donné telle somme ; mais il rejette toujours le dénouement au lendemain, et cela dure des semaines entières.

— Eh ! mais, lui dis-je, tout cela est comme chez nous !

Quant aux illustrés poèmes d’Antar ou d’Abou-Zeyd, continua le cheik, on ne veut plus les écouter que dans les fêtes religieuses et par habitude. Est-il même sûr que beaucoup en comprennent les beautés ? Les gens de notre temps savent à peine lire. Qui croirait que les plus savans, entre ceux qui connaisse l’arabe littéraire, sont aujourd’hui deux Français ?

— ils veut parler, me dit le consul, du docteur Perron et de M. Frenel, consul de Djedda. Vous avez pourtant, ajouta-t-il en se tournant vers le cheik, beaucoup de saints ulémas à barbe blanche qui passent tout leur temps dans les bibliothèques des mosquées ?

— Est-ce apprendre, dit le cheik, que de rester tout sa vie, en fumant son narghilé, à relire un petit nombre des mêmes livres, sous prétexte que rien n’est plus beau et que la doctrine en est supérieure à toutes, choses ? Autant vaut renoncer à notre passé glorieux et ouvrir nos esprits à la science des Francs… qui cependant ont tout appris de nous !

Nous avions quitté l’enceinte de la ville, laissé à droite Boulak et les riantes villas qui l’entourent, et nous roulions dans une avenue large et ombragée, tracée au milieu des cultures, qui traverse un vaste terrain cultivé appartenant à Ibrahim. C’est lui qui a fait planter de dattiers, de mûriers et de figuiers de pharaon toute cette plaine autrefois stérile, qui aujourd’hui semble un jardin. De grands bâtimens servant de fabrique occupent le centre de ces cultures à peu de distance du Nil. En les dépassant et tournant à droite, nous nous trouvâmes devant une arcade par où l’on descend au fleuve pour se rendre à l’île de Roddah.

Le bras du Nil semble en cet endroit une petite rivière qui coule parmi les kiosques et les jardins. Des roseaux touffus bordent la rive, et la tradition indique ce point comme étant celui où la fille de Pharaon trouva le berceau de Moïse. En se tournant vers le sud, on aperçoit