Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 15.djvu/93

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

puissans et les plus nécessaires à la perpétuité des états, et le seul moyen de lui maintenir toute sa force était de s’opposer systématiquement à tous les changemens qu’on voulait introduire dans la société.

Dans une démocratie si complète, si bavarde, si amoureuse des beautés littéraires, les plus graves délibérations étaient décidées par le charme de la parole plus encore que par la force des raisons. Grace aux enseignemens de l’Agora, on sut bientôt dans les écoles, où, dès le temps de Solon, la jeunesse venait se former à la politique, que les Athéniens ne se laissaient conduire ni par la logique des idées, ni par la nécessité des faits, mais par les agrémens d’un langage insinuant, et qu’il n’était possible de les convaincre qu’en parvenant à leur plaire. La rhétorique devint une science en quelque sorte gouvernementale, indispensable à tous les candidats à la vie politique ; seule elle créait la confiance, affermissait les popularités commencées par d’éclatans services, et donnait des droits certains aux premières charges de la république. Une culture exclusive de la forme n’eût cependant pas suffi à la gestion des affaires ; dans les gouvernemens décidément populaires, une pareille tâche exige un esprit souple, ingénieux et fertile en raisons. Dans un sénat d’hommes graves, on peut traiter les questions pour elles-mêmes, dans tous leurs détails, ne rien dissimuler des considérations opposées qui s’y rattachent, parce qu’elles sont toutes appréciées à leur valeur ; mais devant un peuple entier, impressionnable et mobile, on parle en vue de la délibération, pour assurer un vote qui importe à la sûreté ou à l’avenir du pays. Il faut réfuter des raisons souvent bonnes en elles-mêmes, mais d’une application momentanément dangereuse, amoindrir des faits d’une sérieuse importance, ou, même contester des vérités auxquelles des imaginations passionnées accorderaient une influence exagérée. A Athènes, les orateurs politiques plaidaient donc pour leur opinion sans aucun autre souci que son succès ; le principe de la constitution en faisait les avocats d’office de leur parti ; en le choisissant par un motif quelconque d’ambition ou d’honnêteté, ils aliénaient à son profit leurs discours et leur conscience.

Pour se préparer à la direction des affaires, on se forma donc l’esprit aux déclamations ; on s’habitua dans des écoles d’éloquence pratique à trouver un bon côté aux plus mauvaises causes, à défendre par des raisons spécieuses des thèses d’une fausseté évidente[1]. Comme prospectus

  1. Si l’on en croit le témoignage de Platon, à la vérité fort suspect en ces matières, Gorgias préférait le probable au vrai, et faisait consister le mérite de l’orateur à donner au faux un caractère de vraisemblance. (Phèdre, p. 267 ; Ménon, p. 95 ; Gorgias, p. 469). Cependant d’autres écrivains anciens s’accordent pleinement avec lui, sur ce caractère moral de l’enseignement des sophistes ; d’après Cicéron, Brutus, ch. VIII, ils apprenaient quemadmodum causa inferior dicendo fieri superior posset. Protagoras se vantait lui-même de rendre les mauvaises excellentes (voyez Diogène. Laërce, l. IX, ch. LII ; saint Clément d’Alexandrie, Stromates, l. VI, p. 647 ; le Scholiaste d’Aristophane, Nuées, v. 113), et, selon Thrasymaque, la justice n’était que l’intérêt du plus fort (Platon, De la République, l. I, p. 338).