Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 16.djvu/1092

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lets, les légendes, les images saintes, qu’on y vient suspendre ou clouer de toutes parts.

En quittant Matarée, nous ne tardâmes pas à retrouver la trace du canal d’Adrien, qui sert de chemin quelque temps, et où les roues de fer des voitures de Suez laissent des ornières profondes. Le désert est beaucoup moins aride que l’on ne croit ; des touffes de plantes balsamiques, des mousses, des lichens et des cactus revêtent presque partout le sol, et de grands rochers garnis de broussailles se dessinent à l’horizon.

La chaîne du Mokatam fuyait à droite vers le sud ; le défilé, en se resserrant, ne tarda pas à en masquer la vue, et mon guide m’indiqua du doigt la composition singulière des roches qui dominaient notre chemin : c’étaient des blocs d’huîtres et de coquillages de toute sorte. La mer du déluge, ou peut-être seulement la Méditerranée qui, selon les savans, couvrait autrefois toute cette vallée du Nil, a laissé ces marques incontestables. Que faut-il supposer de plus étrange maintenant ? La vallée s’ouvre ; un immense horizon s’étend à perte de vue. Plus de traces, plus de chemin ; le sol est rayé partout de longues colonnes rugueuses et grisâtres. Ô prodige ! ceci est la forêt pétrifiée.

Quel est le souffle effrayant qui a couché à terre au même instant ces troncs de palmiers gigantesques ? Pourquoi tous du même côté, avec leurs branches et leurs racines, et pounpioi la végétation s’est-elle glacée et durcie en laissant distincts les flbres du bois et les conduits de la sève ? Chaque vertèbre s’est brisée par une sorte de décollement ; mais toutes sont restées bout à bout comme les anneaux d’un reptile. Rien n’est plus étonnant au monde. Ce n’est pas une pétrification produite par l’action chimique de la terre ; tout est couché à fleur de sol. C’est ainsi que tomba la vengeance des dieux sur les compagnons de Phinée. Serait-ce un terrain quitté par la mer ? Mais rien de pareil ne signale l’action ordinaire des eaux. Est-ce un cataclysme subit, un courant des eaux du déluge ? Mais comment, dans ce cas, les arbres n’auraient-ils pas surnagé ? L’esprit s’y perd ; il vaut mieux n’y plus songer !

J’ai quitté enfin cette vallée étrange, et j’ai regagné rapidement Choubrah. Je remarquais à peine les creux de rochers qu’habitent les hyènes et les ossemens blanchis des dromadaires qu’a semés abondamment le passage des caravanes ; — j’emportais dans ma pensée une impression plus grande encore que celle dont on est frappé au premier aspect des pyramides : leurs quarante siècles sont bien petits devant les témoins irrécusables d’un monde primitif soudainement détruit !