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le visage sévère, calme et immobile de sa tante lui imposait et la glaçait : il lui semblait que c’était une créature surnaturelle, vivante et morte tout à la fois. L’on eût dit en effet que Mlle de Saulieu ne pensait qu’à réduire l’existence aux moindres frais possible, et que son seul but était d’arriver à une vie purement passive. Elle parlait à peine et ne marchait que pour passer de sa chambre à coucher dans son salon ; jamais elle ne s’était avancée jusqu’à la porte du vestibule ; jamais elle n’avait fait le tour du jardin marécageux dont elle apercevait de sa place les sentiers moussus.

Aucun visage étranger n’avait paru dans cette maison avant le jour où le père Boinet était venu rendre à Mlle de Saulieu la visite diplomatique dont le retour de Félise chez sa tante avait été le résultat. Après cet événement, il ne s’était plus présenté à la porte de l’hôtel : probablement il avait compris que l’austère demoiselle ne le verrait pas volontiers une seconde fois.

Suzanne, le vieux Balin et une grosse servante, appelée Cateau, formaient tout le personnel des gens de service. Cateau ne sortait jamais de sa cuisine, et, dans l’espace de neuf années, elle n’avait pas aperçu une seule fois le visage de Mlle de Saulieu, ni même entrevu à la dérobée sa taille de fantôme. Balin gardait les abords de l’appartement ; le vieux bonhomme, toujours grave et taciturne, passait sa vie sur les banquettes de l’antichambre ; son unique et puérile distraction était de cultiver ce triste jardin, où il n’avait jamais eu la satisfaction de voir éclore une fleur. Suzanne ne quittait guère la chambre de sa maîtresse ; accoutumée depuis long-temps à la servir, elle n’avait plus besoin de ses ordres, et prévenait, sans qu’elle les eût exprimées, toutes ses volontés. Souvent ces deux personnes, qui ne se quittaient guère, passaient la journée entière sans se dire un seul mot.

La pauvre Félise vivait tout-à-fait abandonnée dans ce morne intérieur. On pourvoyait à ses besoins, même à ses fantaisies avec une sorte de prodigalité ; elle avait des robes neuves, des coiffes de dentelle et même de l’argent pour les pauvres ; mais tout se bornait à ces soins matériels, dont s’était chargée Suzanne. Jamais elle n’entendit sortir de la bouche de l’insociable suivante une parole d’affection ou de simple intérêt. Sa tante, qui d’abord l’avait vue avec une répulsion évidente, la regarda bientôt du même œil qu’elle regardait toutes choses, avec une sombre indifférence. Soit qu’une personne qui vivait ainsi concentrée en elle-même ne pût être long-temps sensible à une influence extérieure, soit qu’elle fût parvenue à vaincre par un effort de volonté sa première impression, Mlle de Saulieu souffrait, impassible, la présence de cette enfant, ou, pour mieux dire, elle ne la remarquait plus.

Félise avait compris dès le premier jour que le couvent était, en comparaison de la maison de sa tante, un séjour plein de dissipation et