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d’obus et même de boulets rouges que l’on faisait chauffer dans des fours construits à cet effet dans l’entrepont[1]. Les Anglais parurent s’émouvoir d’abord de ce nouveau mode d’attaque, et Nelson lui-même traitait encore en 1795 ces procédés inusités d’inventions diaboliques ; mais les premiers combats dans lesquels on fit usage de ces nouveaux projectiles eurent bientôt fixé l’opinion sur les effets qu’on en pouvait attendre, et convaincu l’ennemi, désormais rassuré, que ces créations du génie révolutionnaire étaient encore moins diaboliques que puériles. Aujourd’hui même, en effet, où la science pyrotechnique a fait d’immenses progrès, on peut se demander encore si les boulets creux méritent bien réellement l’effrayante réputation qu’on leur a faite, et si le tir plus rapide et plus sûr des projectiles pleins n’est point encore celui dont l’efficacité demeure le mieux établie[2].

Ce qui manquait à nos escadres en 1795, c’étaient moins des moyens de destruction formidables que l’art de s’en servir ; c’était moins le matériel que le personnel, et, dans ce personnel, les équipages moins encore que les officiers. Ceux qui commandaient alors nos vaisseaux étaient pour la plupart fort ignorans de la tactique navale, et ne comprenaient qu’imparfaitement les signaux qui dirigent les mouvemens d’ensemble d’une grande flotte. Les plus singulières méprises, commises souvent en présence même de l’ennemi, conduisaient à des désastres qu’il eût été facile d’éviter. Au combat de l’île de Groix, dans lequel commandait le vice-amiral Villaret-Joyeuse, encore plein des souvenirs de la guerre de 1778, et prompt à user, pour contenir les vaisseaux de lord Bridport, de toutes les ressources de la tactique, ce malheureux chef, menacé de voir son escadre entière entourée par

  1. « … Je fis signal de faire rougir les boulets… A six heures, l’armée mouilla en rade de Fréjus. On fit éteindre les fourneaux et rétablir les branles. » (Rapport du contre-amiral Martin après l’engagement du 13 juillet 1795.) - « L’ennemi ne m’a point paru avoir souffert. Je présume cependant que tous les vaisseaux ont fait usage des obus, boulets artificiels et boulets rouges. J’en avais non-seulement fait le signal, mais même envoyé l’ordre verbal par nos frégates. » (Rapport du vice-amiral Villaret-Joyeuse après le combat du 7 messidor an III (23 juin 1795.)
  2. Le plus grand inconvénient du tir à boulet rouge n’était pas le danger de l’incendie pour le vaisseau même qui usait de ce formidable moyen de destruction : c’était surtout la perte d’un temps précieux, l’intervalle qui séparait deux coups de canon étant généralement avec ce nouveau projectile de six ou huit minutes. On en peut juger par le tableaet suivant, extrait d’un mémoire inédit du célèbre ingénieur Forfait, qui dirigea toutes ces expériences.
    Calibres. Intervalle entre deux coups de canon Temps nécessaire pour faire rougir les boulets
    pour du 8 4 minutes 20 minutes
    pour du 12 4 1/2 24
    pour du 18 5 30
    pour du 24 6 46
    pour du 30 8 50