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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 16.djvu/439

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vie si pure en insistant outre mesure sur des particularités biographiques qu’il est toujours facile d’interpréter ou de poétiser au gré des imaginations. C’est une espèce de profanation dont les modernes ne se sont pas assez garantis, quand ils se sont mis à faire agir et parler les hommes célèbres qu’ils ont voulu faire connaître par des écrits : il est audacieux de prêter des idées et des sentimens à des hommes qui ont vécu surtout par leurs sentimens et par leurs idées.

La vie de Prudhon offre cette particularité, qu’il n’a été apprécié et même connu que fort tard, quoiqu’il ait excellé de très bonne heure dans son art. Son talent semble n’avoir pas eu d’enfance, et, en examinant tout ce qui a été recueilli de ses ouvrages, on ne voit presque point de transition entre les informes essais de l’écolier et les productions achevées du maître. On trouve dans les cahiers sur lesquels il dessinait au sortir de l’école le germe de ses plus belles inventions. Son exécution même n’a point varié depuis ses premières études, et c’est un caractère de plus qui le place à côté des grands maîtres. On verra avec étonnement ce talent, formé de si bonne heure, se consumer jusqu’à l’époque de l’âge mûr dans des travaux obscurs, indignes de lui, mais qu’il a relevés à force de mérite.

Prudhon était le treizième enfant d’un maître maçon de Cluny. Il était né le 6 avril 1759[1], et avait reçu les noms de Pierre-Paul : ce sont ceux de Rubens et du Puget. Cet émule des plus grands maîtres devait naître et mourir dans la pauvreté, et c’est un triste rapport de plus avec un grand nombre d’entre eux. Sa mère sut deviner son ame tendre et rêveuse, et contribua, malgré les embarras d’une si nombreuse famille, à développer en lui de nobles instincts. Il reçut chez les moines de Cluny une instruction qui, bien que sommaire, contribua encore à élever sa pensée. La vue des tableaux bons ou mauvais qui décoraient cette retraite éveillait en même temps dans son imagination le goût de la peinture. Peut-être, parmi tous les objets qui frappèrent ses regards dans un âge si tendre, il suffit d’un seul pour allumer la passion de toute sa vie. Cette espèce d’initiation est frappante chez tous les grands artistes. Il en est beaucoup qui n’ont rencontré que fort tard ce lambeau de poésie, ce tableau souvent médiocre et dépourvu d’attrait pour le vulgaire dans lequel ils ont trouvé leur vocation écrite. C’est le premier et indispensable aliment destiné à développer les germes de facultés qui s’ignorent. Souvent le génie a été chercher dans le fatras d’une production ridicule ce coin de grandeur qui éveille l’enthousiasme pour toujours. Prudhon se plaisait à raconter que, saisi de cette

  1. Toutes les biographies font naître Prudhon en 1760. Des recherches faites récemment sur les registres de sa paroisse natale ont fait connaître qu’il est né en 1759. Sur ce registre, son nom est écrit Prudon. Il est plus que probable que c’est par erreur qu’il a signé également Prudhon et Prud’hon.