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de la vie de saint Bruno, de Lesueur, des ports de Vernet, réunis maintenant au Musée pour remplir des vides, hélas ? irréparables. On n’y voyait pas cette foule de tableaux de troisième et de quatrième ordre, tirés du garde-meubles et qui devraient y rentrer. Pour ne citer que les principaux, la plus grande partie des chefs-d’œuvre de Rubens, aujourd’hui retournés à Anvers, à Bruxelles, à Malines, à Gênes, à Florence, la Transfiguration, la Sainte Cécile, les madones admirables, les admirables portraits de Léon X et vingt autres de Raphaël de la première force, le Saint Jérôme, la Léda du Corrége, son Christ au pied de la croix de Parme, le Saint Pierre du Titien, le Saint Marc du Tintoret, en un mot tout ce que la peinture avait produit de plus parfait pendant trois siècles : tout était là, excepté ce qu’on n’avait pu arracher aux murailles.

Cette réunion de merveilles, telle que l’œil des hommes n’en verra jamais de semblable, étalée sous les yeux d’une génération indifférente, n’avait pu tempérer cette étrange furie d’antique dont tous les artistes étaient possédés ; et les talens ne manquaient pas : on voyait au premier rang Girodet, Guérin, Gérard et Gros lui-même, ce fils de Rubens, qui eut bien le triste courage de résister à toute cette magie, vers laquelle il inclinait en secret. L’admirable Gros, malgré l’éclat de ses premiers succès, était alors considéré comme une espèce d’hérétique au milieu de ses confrères. Les bons sujets de l’école l’accusaient de ne point dessiner et de manquer de style. A les entendre, il ne savait peindre que des uniformes, et, à force de se l’entendre répéter, le grand peintre avait eu la bonhomie de prendre au sérieux cette tactique de l’envie et de la sottise. Il revint même sur ses pas autant qu’il le put, et, durant les dernières années de sa vie, il s’efforçait encore de rentrer dans la voie que son aveugle respect pour son maître lui faisait prendre pour la meilleure.

On concevra facilement, par ce qui précède, l’espèce d’isolement où Prudhon se trouvait placé vis-à-vis de la foule des artistes imbus de la manière de David. Heureusement il s’était acquis quelques protecteurs puissans qui ne le laissèrent pas manquer de travaux. Il eut l’occasion de décorer pour un riche particulier un hôtel de la rue Cerutti, qui est devenu depuis la propriété de la reine Hortense. Bien que sa fierté non moins que sa timidité naturelle l’empêchât de se produire et d’employer les moyens ordinaires d’attirer l’attention, le zèle des personnes distinguées dont il s’était fait des amis par ses qualités estimables vint le chercher dans sa retraite et lui donner des occasions d’employer son talent. Ces encouragemens lui eussent fait la situation la plus conforme à ses désirs, sans la cause constante de ses embarras et de ses soucis. Il arrivait souvent à sa femme de l’abandonner brusquement après avoir épuisé les minces ressources qu’il tirait d’un travail assidu. En