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torpeur. Mes yeux, fixés plus attentivement sur la rivière, virent alors bien clairement une masse noire et compacte qui semblait se diriger vers nous. Je n’étais donc pas dupe du sommeil : un amas de troncs, de branches et de feuillage suivait le cours de l’eau.

A cet endroit, le récit de Bermudes fut de nouveau interrompu. — Écoutez ! me dit-il à voix basse.

Je prêtai l’oreille. Un grondement lointain retentissait.

— Voilà un premier avertissement, me dit le chasseur mexicain. Un second rugissement, mais encore étouffé, se fit entendre, à la fois plaintif et menaçant.

— Je m’étais trompé, reprit alors Bermudes.

— Que voulez-vous dire ? lui demandai-je.

— Je croyais que c’était un tigre.

— Eh bien ?

— Eh bien... il y en a deux !

Cette fois, j’éveillai précipitamment le Canadien.

— Deux tigres, lui dis-je à l’oreille.

— Deux tigres ! répéta le Canadien en bâillant, diable ! alors c’est vingt piastres !

Le flegmatique coureur des bois ne voyait dans cette complication qu’une double prime, et rien de plus.

— Dormez en paix, dit Bermudes au Canadien, ce n’est qu’un signe de colère et de désappointement que donnent ces animaux en voyant leur abreuvoir occupé ; le moment n’est pas encore venu où la faim et surtout la soif les pousseront à nous attaquer.

— Ainsi, demandai-je au chasseur, vous persistez à croire qu’il y en a deux ?

— Il y a encore une chance, reprit-il.

— Oui, qu’il y en ait trois, n’est-ce pas ?

— Ne sommes-nous pas trois ? Mais, non ! Si ce n’est pas le mâle avec la femelle, l’un d’eux cédera la place à l’autre, car, autrement, deux jaguars mâles n’attaquent jamais de compagnie. Dans le cas contraire, un double avertissement nous fera tenir sur nos gardes ; car Dieu, qui a donné les sonnettes au plus dangereux des serpens pour avertir l’homme de son approche, a donné aux bêtes fauves des yeux qui luisent dans la nuit et des voix rugissantes qui précèdent leur attaque.

Cette assertion n’était qu’à moitié rassurante, mais enfin le danger était encore éloigné ; comme l’avait dit le chasseur, le moment n’était pas venu où la soif ferait taire chez ces animaux la crainte involontaire que leur inspire la présence de l’homme. Tout redevint muet dans les bois, dont la lune éclairait alors les profondeurs silencieuses. Les deux chasseurs reprirent leur attitude indolente ; néanmoins le Canadien, au lieu de s’étendre de nouveau sur la mousse, s’adossa contre le tronc