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souvent accompagnée de brutalités tyranniques, engendre de longs ressentimens. Les deux tiers des assassinats commis dans l’armée n’ont pas d’autre cause.

Pris en masse et envisagés comme une classe à part, les officiers sans commission se font remarquer par une astucieuse servilité, à laquelle en général ils doivent leur promotion. Leur devoir exactement rempli ne les met pas à l’abri des caprices de leurs chefs, dont ils sont par conséquent obligés de caresser les faiblesses, de servir les penchans, d’étudier et de satisfaire toutes les passions. Contraints, en revanche, de cacher les leurs, ils se font peu à peu des habitudes de duplicité, d’hypocrisie consommée, qui les rendent essentiellement dangereux tant à leurs supérieurs, qu’ils dominent à l’insu de ceux-ci, qu’aux simples soldats, dont ils disposent par une foule de moyens indirects et de ruses traditionnelles. — «L’exercice d’une autorité subalterne, dit judicieusement notre écrivain, a pour effet d’aiguiser l’esprit et de développer des facultés ignorées. Telle marche, adoptée et suivie avec persévérance par le corps des sous-officiers dans un de nos régimens, ferait honneur à Machiavel lui-même. Aussi arrive-t-il souvent que les sergens-majors, grâce à leurs sinistres machinations, exercent une autorité réellement supérieure à celle du chef de corps, influencé par leurs artificieuses remontrances. On voit même, parmi ces profonds politiques, des hommes assez habiles pour conquérir à la longue une commission et passer dans l’état-major[1]. »

Cette institution est si mal combinée, qu’au lieu de servir à exciter l’émulation des jeunes soldats, elle tend à les corrompre ; voici comment : aussitôt qu’un nouveau venu se fait remarquer par ses bonnes dispositions, son exactitude, un certain vernis d’éducation, les sous-officiers, — qu’on nous permette de leur donner un nom plus en harmonie avec nos usages, — les sous-officiers prennent en haine ce concurrent qui menace de leur passer sur le corps, et un complot s’organise contre la bonne réputation dont le soldat novice a jeté les bases. Il se passe alors des scènes qui rappellent involontairement celles de Iago et Cassio dans la tragédie de Shakspeare. On ménage de loin des occasions de faillir, de périlleuses tentations, au jeune homme que l’on veut perdre : — Come, lieutenant, I have a stoop of wine[2]. — S’il cède, il est perdu, car au moment favorable Iago prendra soin que le commandant soit averti des désordres auxquels se livre son jeune protégé. C’est autant de gagné, d’abord contre celui-ci, puis par ricochet contre tous ceux dont les supérieurs seraient tentés de récompenser les premiers efforts.

Frappé de ces abus, de l’influence énorme que des hommes sans

  1. Camp and Barrack-room, p. 282.
  2. Le More de Venise, acte II, scène III.