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trouve à moitié mort sur le chemin, tu veux me démontrer une martingale infaillible, et en conséquence tu ne cesses de perdre depuis quatre heures ; il faut que tout cela finisse. Je serai bien avancé quand, pour te gagner ton dolman, j’aurai laissé un homme mourir de soif !

Presque au même instant je vis les deux joueurs sortir de l’espèce de bosquet où ils s’étaient retirés. Je reconnus le perdant au dolman qu’il tenait à la main, comme pour tenter la cupidité de son antagoniste et le décider à lui offrir une dernière revanche. L’autre joueur tirait un cheval par la bride ; il me demanda si je n’avais pas rencontré un voyageur étendu sans connaissance sur le grand chemin.

— Si c’est de moi que vous parlez, lui dis-je, vous pouvez gagner le dolman de ce drôle, car, Dieu merci ! je ne vous ai pas attendu.

— Ah ! vive Dieu ! que je suis aise ! s’écria le joueur malheureux. Benito, mon ami, tu ne peux, à présent, refuser mon enjeu.

Une expression de mauvaise humeur se peignit sur la figure de Benito ; il était évidemment contrarié que je ne fusse pas mort de soif et que ma résurrection lui enlevât le prétexte de ne plus risquer son gain. En revanche, Juan était radieux. Je sentis instinctivement que, par un brusque revirement d’idées, j’avais un ami dans l’homme qui avait voulu me sacrifier à l’espoir d’une revanche, et un ennemi dans celui qui tout à l’heure plaidait ma cause avec tant d’humanité.

Je laissai les deux joueurs continuer leur partie, et je m’acheminai, suivi de mon cheval, vers l’hacienda. J’étais encore à quelque distance de la ferme, et déjà le crépuscule envahissait le paysage, quand je remarquai de vastes enclos de pieux (toriles) qui s’élevaient à droite et à gauche de la route. L’un était désert ; dans l’autre, la poussière était soulevée en épais tourbillons. Quelques mugissemens étouffés se faisaient entendre. M’étant approché de l’enclos, je distinguai à travers les pieux un taureau qui se débattait, et, monté sur le taureau, un homme armé d’un couteau, tandis qu’un autre individu entourait de cordes les pieds de l’animal et le maintenait de haute lutte. L’homme au couteau semblait aiguiser, en les amincissant à l’extrémité, les cornes de la bête, qui luttait en vain pour se débarrasser de sa rude étreinte. Le taureau ayant fini par rester immobile, le cavalier trempa avec précaution dans une calebasse une espèce de tampon grossier qu’il promena plusieurs fois sur les cornes de l’animal, comme pour les enduire d’une préparation liquide. Cette opération terminée, le taureau fut délivré de ses liens, et, au moment où il se relevait furieux, les deux individus avaient gagné et barricadé avec de fortes traverses de bois une entrée du toril opposée à l’endroit où je me trouvais, et déjà ils s’éloignaient en toute hâte. J’avais reconnu dans l’homme monté sur le taureau le cavalier dont la gourde pleine d’eau et les renseignemens m’avaient été si utiles quelques heures auparavant. Quel motif avait pu retenir à