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de l’arbre ébranché. Telle était l’impétuosité de son élan, qu’on ne pouvait douter qu’il n’allât se briser lui-même à l’obstacle placé sur son chemin. Rien ne semblait donc pouvoir arracher le cavalier au sort qui l’attendait. L’Endemoniado n’était plus qu’à quelques pas du tronc fatal, quand, par un mouvement aussi subit qu’imprévu, Benito tira son chapeau à larges ailes, et, au moment où un élan suprême allait achever la lutte, le chapeau, interposé brusquement entre l’arbre et le cheval, fit faire à celui-ci un bond de terreur en sens contraire. Nous eûmes alors l’étrange spectacle d’un cavalier sans bride guidant à son gré sa monture indomptée, qui s’élançait d’un côté ou de l’autre, selon que l’épouvantail voltigeait de l’œil droit à l’œil gauche. Ce fut ainsi que l’Endemoniado repassa en frémissant de rage devant l’estrade, où Maria-Antonia paya au vaquero d’un seul regard le prix de son heureuse témérité. L’orgueil du triomphe, qui faisait éclater l’énergique et mâle beauté du cavalier et resplendir son front, au-dessus duquel le vent secouait sa chevelure flottante, justifiait merveilleusement le choix de la jeune fille. Redonnant une nouvelle impulsion au cheval haletant et déconcerté par cette résistance inattendue, Benito le laissa s’élancer dans la direction de la forêt. Nous le suivîmes encore quelques instans, balancé comme un roseau par les sauts prodigieux de l’animal qui dévorait l’espace, et nous l’eûmes bientôt perdu de vue. Quelques cavaliers s’élancèrent après lui ; mais telle était la vitesse de sa course, qu’ils revinrent promptement, renonçant à une poursuite inutile.

Je ne parlerai pas de tous les commentaires qui accompagnèrent la disparition de Benito. Les uns le regardaient comme perdu, malgré ce premier triomphe, car une des victimes de l’Endemoniado avait échappé aussi à l’arbre fatal, et ce n’était que bien loin de l’hacienda qu’on avait trouvé son cadavre, couvert de blessures et foulé aux pieds. Les autres auguraient mieux de l’habileté du jeune vaquero. L’arrivée de Martingale, qui tenait un faisceau de lances à la main, mit bientôt fin aux conjectures, en rappelant que le mayordomo (majordome, c’était Cayetano qui éait investi de cette dignité) devait commencer la course du taureau.

Les toriles étaient vides ; un taureau seul y était resté ; c’était celui que j’avais vu terrasser la veille. Cayetano, la figure encore agitée de passions jalouses, prit une des garrochas et entra seul dans l’arène. Le taureau fut détaché des liens qui le retenaient aux poteaux, et n’eut pas besoin d’être excité pour se ruer à la rencontre du toréador amateur. Cayetano fit quelques passes, en cavalier consommé, pour éviter ses premières atteintes, et attendit l’instant favorable pour piquer l’animal. L’occasion se présenta bientôt. Quand le taureau baissa la tête pour ramasser ses forces et s’élancer de nouveau sur son ennemi, la