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nôtres. Le cheval, tout frissonnant, les yeux fixes, les naseaux ouverts, paraissait plus épouvanté encore que le cavalier. Comprenant qu’un danger imminent nous menaçait, et, sans prendre le temps de questionner cet homme, nous nous levâmes tous. Les deux chasseurs de bisons saisirent leurs carabines, le proscrit se mit en selle et dégaina la longue rapière attachée à ses arçons. Le nouveau venu parut alors reprendre un peu de courage, et, d’une voix étouffée, il bégaya ces mots : — Voyez là-bas ! Jésus-Maria, délivrez-nous !

Il nous suffit d’un coup d’œil jeté dans la direction indiquée pour avoir le mot de cette énigme. Un peu au-delà du cercle de lumière tracé par le foyer, une forme effrayante se balançait de gauche à droite avec un grognement sourd entremêlé d’un claquement de dents formidable. Les deux dogues, les poils hérissés, les yeux sanglans, tenaient en arrêt un animal auquel l’obscurité prêtait de colossales dimensions ; c’était un ours gris, la terreur des prairies. De tout le continent américain, l’ours gris est, à vrai dire, le plus redoutable habitant. Egal en grosseur à un taureau de taille ordinaire, sa force est prodigieuse et sa férocité est au niveau de sa force. Presque invulnérable, grace à l’épaisse fourrure qui le couvre, une blessure le rend furieux ; malheur au chasseur dont la balle ne l’a pas atteint dans l’œil, dans la tête ou dans le cœur, car alors il se précipite sur son agresseur, et le malheureux, eût-il la force d’un bison, est infailliblement étouffé. Caché dans les cavernes ou dans des trous qu’il se creuse lui-même, l’ours gris saisit au passage le buffle le plus puissant et entraîne son cadavre, près de sa tanière pour le dévorer à l’aise. Tel était l’ennemi inattendu qui semblait tracer autour de nous un infranchissable blocus, et auquel un cavalier monté eût pu seul se flatter d’échapper.

— Remontez à cheval tous, dit l’un des chasseurs à voix basse.

Le voyageur ne se le fit pas répéter deux fois. Quant à moi, le conseil était moins facile à suivre, car mon cheval, bien qu’entravé, s’était de bonds en bonds éloigné de notre formidable visiteur, et avait disparu dans l’obscurité ; Mon fusil était resté attaché à ma selle et, pour la seconde fois, je me trouvais, à pied et sans armes, devant un danger presque inévitable. Combien alors je regrettai l’absence du brave Matasiete ou de son compagnon, dont le rifle nous eût infailliblement délivrés en logeant une balle dans cet œil qu’il me semblait voir reluire dans les ténèbres ! Fort heureusement l’instinct de mon cheval abrégea pour moi cette périlleuse recherche. À peine avais-je fait quelques pas un peu au hasard, que je fus aperçu par le fidèle et clairvoyant animal, qui s’arrêta comme pour m’attendre. Quelques instans après, j’étais en selle, et, mon fusil à la main, je rejoignais mes compagnons.

Le gigantesque quadrupède était toujours à la même place, tenu en respect par la lueur du feu et par le nombre de ses ennemis. Avec cette