Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 17.djvu/339

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
333
MABILLON ET LA COUR DE ROME.

en revue devant un révérend père qui est en surplis et étole ; il leur donne de l’eau bénite, et celui qui les mène laisse un cierge, ou de l’argent, ou du fromage, ou de toute sorte de denrées. Les bêtes à cornes ne viennent pas, ce me semble, le jour même, mais durant l’octave. Sans cette dévotion, tout périrait, dit-on ; aussi personne ne s’exempte de ce tribut, non pas même nostro signore, » c’est-à-dire le pape.

Les lettres écrites de Rome ne sont pas les moins curieuses du recueil édité par M. Valery ; on remarquera, entre autres, celle qui porte la date du 13 août 1685, et dans laquelle dom Michel Germain rend compte d’une visite qui fut faite par les bénédictins français à la reine Christine de Suède. « Nous portâmes il y a cinq jours, dit-il, le livre De Liturgia Gallicana à la reine. Avant que de nous donner audience, elle voulut voir ce livre pour savoir comme on l’aurait traitée et si on y parlait d’elle. Elle se mit en colère contre le titre de sérénissime, qu’elle prétend déroger à sa dignité. Son bibliothécaire eut bien de la peine à nous faire entendre par trois différentes fois qu’il fallait lui en faire ou dire un mot de satisfaction. Ce fut par là que dom Jean Mabillon aborda sa majesté. Elle témoigna, par quatre fois différentes, être très mécontente de ce qu’il lui avait donné ce titre, qu’on s’avise, dit-elle, de me donner toujours à Paris. Mon nom est Christine, ajouta-t-elle ; puisque je suis reine, je ne veux pas déroger à ma dignité ; mon nom seul fait mon éloge : n’y retournez plus, et avertissez ceux de Paris de ne plus me donner ce titre. Dans la suite, l’entretien fut commode et très agréable. Elle a beaucoup d’esprit ; elle parle français comme si elle avait toujours vécu à la cour. » Christine reparaît encore dans plusieurs autres passages de la correspondance, et partout, jusque dans les moindres choses, sa figure se dessine avec cette fierté hautaine. Elle fait bastonner sans façon les sbires du pape, qui avaient manqué à ses gens, et envoie à Molinos, prisonnier du saint-office, ce qu’on appelait alors des régals, c’est-à-dire de splendides dîners.

Dans cette ville, éternel héritage de Saint-Pierre, la haute raison des prêtres gallicans se révolte plus d’une fois, non pas contre le chef de l’église, mais contre le souverain temporel, et ce qui les étonne surtout, c’est de voir, à côté de nostro signore, comme ils disent, trois autres papes aussi grands, peut-être plus grands par le pouvoir : le gouverneur, le général des jésuites, et le commandeur du Saint-Esprit, qui n’avait pas moins de quatre-vingt mille vassaux. La population était réduite, depuis trente ans, de plus de soixante mille individus ; la misère était grande, surtout pour les honnêtes gens ; les estafiers seuls pouvaient espérer encore de faire à peu près leurs affaires, et la chambre apostolique avait grand’peine à remplir ses coffres, quoique le pape ne dépensât par jour que 31 sous de France. Rien ne ressemblait moins à un gouvernement régulier que ce triste gouvernement pontifical : tandis que les campagnes restaient incultes, et que les bandits couraient impunément les routes, le pape rendait des décrets sur la nudité de la gorge et des bras des femmes, et le sacré collége s’enorgueillissait de sa puissance, parce que la reine d’Espagne avait envoyé au nonce une robe avant de la faire coudre, pour lui demander si la coupe en était orthodoxe. C’était surtout vers des objets de cette importance que se tournait l’esprit de réforme, vers l’opéra, par exemple, et en ce point le pape régnant tenait une conduite tout opposée à celle de Clément IX, son prédécesseur. « Celui-ci, dit Michel Germain, ne voulait pas qu’il y eût de cabretti, c’est-à-dire d’eunuques, et ce pour