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courait en les prolongeant. Déjà il était trop tard. Une dénonciation avait été portée contre M. D… La justice espagnole, avec une célérité digne des cadis d’Orient, condamna le pauvre négociant, sans même l’entendre, à la confiscation de tous les intérêts qu’il avait en main, à dix-huit mois de travaux forcés à la Laguna de Chapala, et un mandat d’amener fut immédiatement lancé contre le délinquant.

En présence de cet arrêt que l’exécution devait suivre de près, le mieux à faire était de soustraire d’abord à la rapacité de la justice tout ce qui pouvait être saisi, puis de s’assurer une espèce d'habeas corpus ou sauf-conduit personnel. Je me mis à la disposition de M. D… pour lui aplanir les démarches que nécessitait sa position critique. Mon compagnon avait expédié à l’assesseur de la Barca, petite ville à quarante lieues de San-Juan, un exprès sur le meilleur de mes deux chevaux, pour solliciter le sauf-conduit indispensable. La liberté, la fortune de M. D… dépendaient de la fidélité du messager. Chaque jour, j’allais moi-même sur la route attendre le retour de l’envoyé. Enfin il arriva et me remit le sauf-conduit ; mais, par une fatalité singulière, le jour même où je revenais à San-Juan porteur de cette bonne nouvelle, M. D… avait été incarcéré : le sauf-conduit était arrivé une heure trop tard. Je dus donc m’adresser à l’alcade de San-Juan pour réclamer la mise en liberté de mon compatriote.

J’avais déjà plusieurs fois eu affaire aux alcades du Mexique, et chaque fois aussi l’imprévu de leurs décisions, la naïveté de leurs arrêts, la bonhomie de leurs injustices, avaient été pour moi de nouveaux sujets de surprise. J’avoue cependant qu’en me dirigeant vers la demeure de l’alcade de San-Juan, je ne m’attendais guère aux nouvelles révélations que cette entrevue allait me procurer sur les mœurs mexicaines.

Au moment où j’étais introduit dans le hangar qui servait de salle d’audience, un visiteur causait déjà avec l’alcade. Nonchalamment étendu sur une butaca[1], ce visiteur portait dans toute sa splendeur le pittoresque et riche costume mexicain[2] ; l’or, le velours, la soie, s’étalaient à profusion sur ses vêtemens ; ses bottes de cheval, brodées, valaient certainement plus de quatre cents francs, et le reste était à l’avenant. On comprendra ma surprise quand je reconnus dans ce personnage si magnifiquement équipé le proscrit mystérieux des savanes de Tubac. Mon premier mouvement fut de laisser échapper une exclamation d’étonnement, je me retins et j’attendis, à tout hasard, que le bandit voulût bien me reconnaître lui-même ; mais, comme la mienne, sa figure resta impassible. L’alcade et lui fumaient une cigarette ; il y avait

  1. Fauteuil de cuir à bascule.
  2. Le costume mexicain complet, harnachement de cheval compris, vaut dix ou quinze mille francs.