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REVUE MUSICALE.




On a dit qu’à moins d’être absolument dépourvu de toute espèce d’imagination, on ne saurait assister au spectacle de l’Othello de Shakespeare sans se croire un moment transporté à Venise, dans la Venise des doges et des gondoliers, du lion de Saint-Marc et des barcaroles chantées la nuit sur les lagunes, d’Andrea Dandolo, de Gradenigo, de Marino Faliero, et de Titien, de Paul Véronèse et du Tintoret. J’admets volontiers ce privilège attribué au chef-d’œuvre dramatique, à la condition qu’on m’accordera les mêmes droits pour la partition de Rossini. Rien, en effet, ne surpasse à mon sens l’illusion poétique où vous plonge ce troisième acte d’Otello. La complainte du gondolier, nessun maggior dolore, le court récitatif, si admirablement instrumenté, qui précède l’élégie du Saule, la prière de Desdemone, deh calma o ciel ; enfin la morne ritournelle qui fait pressentir la catastrophe du dénoûment, ne sont point seulement des morceaux d’un ordre supérieur en musique, mais de sublimes pages où l’expression du sentiment pittoresque le plus romantique vient se joindre à ce que la passion humaine a de plus touchant, de plus mélancolique et de plus chaleureux. Il y a ainsi, en poésie comme en musique, certains chefs-d’œuvre auxquels semble échu le don bien rare de faire voyager l’imagination à travers l’espace et le temps. De ce nombre est l’Egmont de Goethe, de ce nombre sont aussi les Huguenots de Meyerbeer. J’ai beau ne rien savoir du vieux Bruxelles, ignorer le vieux Paris et sa couleur locale : j’aperçois d’ici la place d’armes où ces honnêtes Brabançons s’exercent à tirer l’arbalète, et je vois ligueurs et gens des balles mener leur branle autour de l’Hôtel-de-Ville. Fantaisie ou réalité, qu’importe ensuite ? C’est là sans doute Venise, comme elle fut, et ne fut pas ; c’est là un Paris, un Bruxelles, comme il n’en exista jamais, et aussi comme ils auraient pu exister. Quel dommage que la réalité ressemble parfois si peu à notre rêve, et que la prose d’un plan topographique soit si loin de la poésie de nos imaginations ! Il se peut que les gens qui veulent connaître Venise pour l’avoir entrevue à travers les tragédies de Shakespeare (je dis les tragédies, car à l’Othello il faut encore joindre Shylock) et la musique de Rossini, risquent fort de passer pour aimer à se payer d’illusions ; cependant, plus j’étudie les chefs-d’œuvre de ces deux maîtres, plus ils me semblent, chacun dans sa sphère, avoir approché de la vérité pittoresque et surpris le tableau. Et cette observation me frappe encore davantage toutes les fois que je vois d’autres poètes et d’autres musiciens s’inspirer