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du directoire. Nous les voyons se colleter bel et bien avec les musculeux ouvriers du faubourg Saint-Antoine quand ceux-ci se moquaient de leurs ridicules cadenettes, disputer aux jockeys anglais les prix des courses, conduire au Champ-de-Mars, en véritables four-in-hand, des chars romains attelés de quatre chevaux, déjeuner en nageant sur la Seine, courre le cerf avec Ouvrard dans les bois du Raincy, et figure, athlètes infatigables, dans les orgies du Luxembourg, où Barras aimait à les mettre aux prises avec les faciles beautés dont il s’entourait. Napoléon, qui n’aimait pas les vices exubérans et scandaleux, les richesses indisciplinées et les scandales inutiles, dispersa dans ses armées ou dans ses préfectures l’élite de sa jeunesse dorée. Les derniers débris de cette génération s’en vont aujourd’hui l’un après l’autre, jetant un regard de mépris sur nos prudentes folies, nos désordres énervés, nos merveilleux à corsets, nos estomacs blasés et paresseux, nos amours languissans, nos facultés bornées en tout genre.

Il y a aussi un véritable talent dans la manière dont le personnage de Lucretia Clavering se présente tout d’abord au lecteur. Rien ne fait présager en elle cette héroïne de mélodrame hérissée et pantelante, cette mère insensée et furibonde, qui nous gâte le dénoûment du livre. Elle est jeune, belle, un peu froide, un peu hautaine, mais le génie du mal ne lui est encore apparu que dans le désordre des rêves. Elle ose à peine s’avouer à elle-même ce vague désir, cette ambition cruelle qui lui font étudier avec une impatiente curiosité les dispositions apoplectiques de son vieil oncle. Encore a-t-elle, à ses propres yeux, une sorte de justification, car c’est l’amour, et non pas une passion plus vile, qui lui inspire cette pensée mauvaise. Elle me voit point dans sir Miles le riche célibataire dont elle doit hériter, mais le protecteur impérieux qui l’a séparée de Mainwaring et ne consentira jamais à leur mariage. Elle est encore bien loin, la femme qui, plus tard, se débarrassera coup sur coup de deux maris, et cependant on entrevoit, nuage menaçant au sein d’un ciel encore azuré, les instincts funestes que le temps et le malheur développeront. Non, ce n’est pas en vain que Dalibard a voulu étendre au-delà des justes bornes la science de cette enfant précoce, ce n’est pas en vain que, pour l’enchaîner à lui, dupe de l’admiration qu’il lui avait d’abord inspirée, il lui a livré les trésors de son expérience consommée, lui apprenant en même temps à dissimuler cette périlleuse richesse. Maintenant, forte contre lui de ses propres leçons, forte de ces aveux qu’elle a provoqués en quelque sorte pour le mettre à sa merci, elle abuse des avantages qu’il lui a laissé prendre ; elle tyrannise sans remords ni pitié ce précepteur amoureux, et, dans la lutte qui s’engage entre eux, — lutte d’où elle sortira vaincue, — sans manquer aux convenances de son âge, de son sexe ou de son rang, elle se