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naturelle à cet être incomplet et bizarre, amoureux de l’intrigue et de l’inconnu. Durant de longues soirées, ses yeux suivaient avec intérêt tous les mouvemens, toutes les pensées, si on peut le dire, de la gracieuse Indienne, et cette enfant de la nature se troublait de plus en plus sous ce regard qui n’était que curieux, mais qu’elle devait croire amoureux. Les jours s’écoulaient de la sorte. Inquiète et ne sachant que faire, la mère, qui devinait tout, se demandait comment elle pourrait mettre un terme à cette situation qu’elle jugeait embarrassante et qui l’était bien plus qu’elle ne le pensait. L’occasion se présenta bientôt.

La prudence d’une mère, si instinctive qu’elle soit, ne saurait guère empêcher deux jeunes gens, vivant sous le même toit, de se rencontrer sans témoins de temps à autre. Dans ces tête-à-tête que leur ménageait le hasard, aidé peut-être par le cœur de la jeune fille, la conversation devenait plus familière. L’alferez allait parfois jusqu’à prendre dans ses mains la main de Juana, avec une liberté qui pouvait sembler fraternelle. Un jour même, obéissant, il faut le croire, à un mouvement de coquetterie féminine et oubliant son déguisement, il se mit à lisser d’une main caressante les bandeaux noirs de la jeune Indienne, qui rougit, se troubla et n’eut pas le courage de le repousser. Émue, frémissante, la pourpre au front, le feu au cœur, Juana était belle comme l’amour. Catalina ne put résister au désir de baiser le beau visage de sa compagne ; elle passa un bras autour d’elle. La taille souple de la créole se cambra sous cette étreinte et s’abandonna dans toute la beauté de son ravissant contour. Aussitôt Catalina tressaillit, fit un pas en arrière et s’assit ; en ce moment, la señora parut ; devant sa fille, elle feignit le plus grand calme et ne dit rien ; mais, Juana étant sortie, — Señor alferez, dit-elle tout à coup, vous me trompez ! Et comme Pietro voulait répliquer, elle l’arrêta d’un geste : — Vous me trompez indignement, vous dis-je ; vous étiez malheureux, perdu, mourant, je vous ai accueilli sans savoir qui vous étiez ; nos soins vous ont rendu la vie ; je vous ai offert dans cette maison tranquille la place d’un fils, et vous me répondez en cherchant à séduire une enfant sans défense avec l’impudeur d’un soldat ! – L’alferez, un instant confus, s’excusa en balbutiant ; il allégua une affection toute fraternelle ; ses caresses étaient fort innocentes ; il était incapable de porter le déshonneur dans la maison de la señora (et celle-ci ne savait pas combien il disait vrai !). La bonne dame secoua la tête. — À quoi serviront mes plaintes ? ajouta-t-elle. Ma fille vous aime, et le ciel veut peut-être punir mon aveugle confiance. Le mal est fait, et seul vous pouvez le réparer. Si, comme vous le dites, vous aimez notre vie tranquille, si vous aimez ma fille, restez avec nous. Je ne vous demande pas l’histoire de vos aïeux ; je ne veux point savoir si vous êtes riche ou pauvre. Au désert, la bonté du cœur vaut mieux que la noblesse, et le travail tient lieu de richesse.