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les justes causes, une seconde révolution se fit, aussi subitement que la première, dans l’esprit de ce roi, vieux, sage et philosophe. Après trente-trois ans de tolérance, on a fait de Théodoric un païen persécuteur ; six mois après, on le transforme en une sorte de possédé poursuivi par les démons, et quels singuliers démons ! Procope raconte gravement qu’un jour on servit à table, devant Théodoric, la tête d’un énorme poisson : tout à coup le roi se lève éperdu ; « cette tête, c’est celle de Symmaque, qui ouvre pour le dévorer une bouche armée de dents aiguës. » Il s’enfuit dans ses appartemens, et expire au bout de trois jours en proie à d’horribles douleurs, demandant pardon au ciel du meurtre de Boëce et de Symmaque. Il avait alors soixante-douze ans.

Je regrette, je l’avoue, que la raison si nette et si ferme de M. du Roure ait pu adopter cette étrange version. Sans doute tous les annalistes du moyen-âge qui ont copié Procope l’avaient suivie ; mais vingt auteurs qui racontent un fait l’un après l’autre, l’un d’après l’autre, ne font pas vingt autorités. Gibbon rapporte aussi la tradition reçue, mais du moins fait-il précéder son récit d’une sorte d’apologie ; sa réflexion est même assez curieuse : « La philosophie, dit-il, doit se montrer disposée à accueillir tous les récits qui témoignent de l’empire de la conscience et des remords sur les rois ! » Les philosophes ont bien dit quelquefois que la religion était utile pour le peuple ; celui-ci fait un pas de plus : elle peut être utile aussi pour les rois. N’y aurait-il d’exceptés que les philosophes ?

L’imagination des chroniqueurs ne s’est pas arrêtée en si beau chemin ; ils ont complété le tableau de Procope, et ajouté le miracle à l’extraordinaire. Baronius rapporte que Boëce, renouvelant le miracle de saint Denis, porta sa tête entre ses mains jusqu’au lieu où il voulait être enterré. Quant à Théodoric, un saint ermite le vit plongé par le diable dans une des bouches de l’enfer qui s’ouvre au volcan de Lipari. Lorsqu’on rencontre à chaque instant dans les histoires du moyen-âge des fables de ce genre, lorsqu’on voit auprès du lit de chaque mourant illustre apparaître toujours ou une légion d’anges enlevant au ciel l’ame qui s’échappe, ou des diables affreux qui la plongent dans les fournaises de l’enfer, il est aisé, avec les historiens du XVIIIe siècle, d’expliquer tout par l’ignorance ou l’hypocrisie des moines, auteurs de ces récits. Qu’on nous permette de ne pas trouver l’explication complète ; elle est si claire qu’elle est insuffisante, elle ne tient pas compte de la variété infinie des esprits et de la sincérité des croyances : quand il s’agit de rechercher les causes d’une disposition générale, d’un état d’esprit qui a duré long-temps, plusieurs générations, plusieurs siècles, il faut en trouver de plus avouables pour l’honneur de l’humanité, et qui ne