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qu’on porte sur une détermination dont je ne me fais point le juge, je ne crois pas qu’on puisse connaître Soliman-Pacha sans éprouver du respect pour la loyauté de son caractère, la franchise de ses manières, sans être touché de l’accueil plein de cordialité qu’il fait aux Français. Si je n’exprimais ces sentimens, je me rendrais coupable d’une double ingratitude. D’abord, en ma qualité de membre indigne de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, je dois être reconnaissant des soins par lesquels Soliman-Pacha a conservé à cette compagnie un de ses membres les plus éminens, M. le duc de Luynes, qu’il recueillit mourant. Je ne saurais oublier la réception qu’il m’a faite à moi-même. Le major-général de l’armée égyptienne s’est souvenu avec beaucoup de bonne grace d’avoir connu mon père à Lyon, quand tous deux étaient jeunes et encore obscurs. « Lorsque votre père, m’a-t-il dit, venait dîner à mon quatrième étage avec ma vieille mère et moi, nous lui donnions toujours la place d’honneur ; aujourd’hui elle doit être pour son fils. » Je n’aime pas, ceux qui m’ont lu le savent, à parler de ce qui m’est personnel ; mais j’espère qu’on verra autre chose que de la vanité dans l’émotion que m’a causée ce souvenir d’un père illustre, ainsi honoré au loin dans un fils dont il est la seule gloire.

Mon suffrage très incompétent n’ajouterait rien à la renommée militaire de Soliman-Pacha, que les gens du métier regardent comme un des plus habiles capitaines qui restent aujourd’hui. Il a deviné la grande guerre, a dit de lui quelqu’un qui l’a faite sous Napoléon, le maréchal Marmont. A en croire des témoins oculaires, la victoire de Nézib fut en grande partie son ouvrage. Il est parvenu à discipliner des Arabes, à former une armée régulière avec des fellahs, des Nubiens, des nègres, à vaincre les préjugés de race en se faisant obéir par des populations qui avaient en horreur ses réformes militaires. On sait que, tandis qu’il faisait faire l’exercice à des recrues, une balle vint siffler à ses oreilles : — Vous êtes des maladroits ! dit-il, vous ne savez pas tirer ; recommencez le feu et visez mieux. — Ce méprisant courage imposa aux Arabes. Les troupes formées par Soliman-Pacha ont pris Saint-Jean-d’Acre, où avaient échoué les soldats de Bonaparte. Plus tard, elles ont héroïquement défendu leur conquête. « Ceux qui auraient douté des qualités militaires des troupes égyptiennes, dit le colonel Smith dans son rapport, auraient pu se convaincre de leur courage et de leur persévérance en contemplant la dévastation et l’horrible spectacle que cette forteresse, autrefois si formidable, offrait à tous les yeux. » En recueillant les éloges accordés aux soldats égyptiens par la loyauté d’un ennemi, l’histoire dira qui les avait formés. Il serait injuste d’oublier que c’est grace à un Français que notre désastre de Saint-Jean-d’Acre a pu être vengé.

Presque en face de la demeure de Soliman-Pacha est l’île de Rhodah.