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vouloir les comparer à Pétrarque ; mais Tibulle, Tibulle lui-même, dont presque toutes les élégies expriment une affection si vive, n’a jamais trouvé la délicatesse et l’élévation qui se rencontrent presque à chaque page du Canzoniere. La différence qui sépare Tibulle de Pétrarque ne tient pas seulement à la nature diverse de leur génie, elle tient encore et surtout à la diversité de leurs croyances. Sans doute la lecture assidue de Platon pouvait ravir l’ame jusqu’aux plus hautes régions de la pensée, sans doute le Phédon et le Timée avaient deviné, avaient devancé sur plus d’un point les enseignemens de la foi catholique ; mais la lecture de Platon n’était pas, ne pouvait pas être populaire. Pour se complaire dans la société d’un tel génie, il fallait s’y être préparé par des études persévérantes, et le spiritualisme de l’académie combattait, sans les terrasser, les doctrines sensuelles du paganisme. Aussi ne faut-il pas s’étonner si Tibulle, malgré la sincérité des sentimens qu’il exprime, malgré la vivacité des émotions qu’il retrace, malgré le choix heureux des couleurs qu’il emploie, ne laisse pas dans nos cœurs une trace profonde. Dans ses élégies si remarquables à tant d’égards, les sens tiennent plus de place, que le sentiment. Parfois il se laisse aller à des mouvemens de véritable tendresse ; mais ces mouvemens ne sont pas nombreux. En général, l’amour est pour lui plutôt un plaisir qu’une passion. Comme Ovide, comme Properce, comme Catulle, il ne voit guère dans la femme qu’il aime que la beauté qui réjouit les yeux, qui enflamme les sens ; le cœur et l’intelligence de sa maîtresse tiennent dans son amour si peu de place qu’il semble parfois les oublier complètement. Riches, éclatantes, variées dans les peintures voluptueuses, les élégies de Tibulle abordent rarement le côté intellectuel et moral de la passion, et cela se conçoit sans peine. Le polythéisme réduit aux croyances populaires divinisait l’entraînement des sens ; quelques ames d’élite, nourries dans l’étude et dans la méditation, s’efforçaient en vain de spiritualiser la foi commune et d’imprimer à la pensée une direction plus élevée ; ces tentatives généreuses n’altéraient pas le caractère dominant des doctrines païennes. Or, le caractère de ces doctrines se retrouve tout entier dans l’amour chanté par Tibulle. Le poète parle de sa maîtresse comme d’une belle chose qui lui plaît, parce qu’elle est belle ; il ne songe pas à chercher en elle un cœur pur, une intelligence pénétrante ; pourvu qu’elle soit jeune, qu’elle se pare avec grace, avec habileté, il ne lui demande rien de plus. Tibulle a dit de l’amour tout ce qu’il pouvait dire sous le règne des croyances païennes. Tant que les sens étaient divinisés par la religion, ils devaient être nécessairement divinisés par la poésie ; les protestations de la philosophie devaient demeurer impuissantes, car la philosophie ne s’adresse pas à la foule, et les vérités qu’elle enseigne modifient lentement les croyances populaires. A l’avènement du christianisme,