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c’est l’audace de ses nouveautés. Lisez sa lettre au recteur de l’université, et vous prendrez une idée de la hardiesse étonnante de ses discours, et de l’effet que devait produire sur un auditoire jeune et enthousiaste cette parole fière et libre, cet audacieux appel à l’indépendance, dans la bouche d’un jeune homme au regard enflammé, à l’attitude inspirée, à l’accent énergique, qui semblait agité d’un démon intérieur, et dont le langage, tour à tour obscurci d’abstractions et brillant de poétiques symboles, faisait entrevoir, comme à travers un nuage, un monde nouveau, merveilleux, inconnu.

« On nous parle, disait-il[1], au nom de la tradition ; mais la vérité est dans le présent et dans l’avenir beaucoup plus que dans le passé. D’ailleurs, cette doctrine antique qu’on nous oppose, c’est celle d’Aristote. Or, Aristote est moins ancien que Platon, et Platon l’est moins que Pythagore. Aristote a-t-il cru Platon sur parole ? Imitons Aristote en nous défiant de lui. Il n’y a pas d’opinion si ancienne qui n’ait été neuve un certain jour. Si l’âge est la marque et la mesure du vrai, notre siècle vaut mieux que celui d’Aristote, puisque le monde a aujourd’hui vingt siècles de plus. D’ailleurs, pourquoi invoquer toujours l’autorité ? Entre Platon et Aristote, qui doit décider ? Le juge suprême du vrai, l’évidence. Si l’évidence nous manque, si les sens et la raison sont muets, sachons douter et attendre. L’autorité n’est pas hors de nous, mais au dedans. Une lumière divine brille au fond de notre âme pour inspirer et conduire toutes nos pensées. Voilà l’autorité véritable. » Ici Bruno se donnait carrière pour attaquer la logique d’Aristote et toutes les idées établies en physique et en astronomie. En exposant avec enthousiasme la théorie copernicienne, en déployant toute la souplesse de l’esprit le plus subtil à développer l’art ingénieux de Raymond Lulle, il laissait entrevoir une idée qui séduisait et fascinait les imaginations par je ne sais quel prestige de poésie, l’idée d’un principe unique qui se manifeste à la fois dans les catégories abstraites de la logique et dans les phénomènes vivans de la nature, force infinie, inépuisable, toujours agissante, qui soutient et renouvelle des mondes sans nombre dans l’immensité de l’espace et du temps ; unité impénétrable en soi, dont tous les symboles religieux ne sont que d’imparfaites images, et qui ne trouve son expression la plus vraie et la plus complète que dans l’infinité de l’univers.

On devine que ces pensées audacieuses ne durent pas exciter moins d’ombrage en Angleterre qu’à Paris. Si Bruno s’était borné à attaquer le pape, il n’eût trouvé à Oxford que des sympathies. Si même il avait réduit son entreprise au renversement de la logique et de la physique

  1. Les paroles que nous citons sont extraites de la lettre que Bruno adressa à Filesac, à son second voyage à Paris, après cette grande soutenance de la Pentecôte où Jean Hennequin défendit des thèses contre Aristote, sous la présidence du novateur napolitain. Voyez M. Bartholmess, 1, p. 87 et suiv.