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ambition sans bornes, voilà Gammon. Cet homme est doué d’un sang-froid, d’une activité, d’une richesse d’intelligence, qui commandent l’admiration, si odieux que soit l’emploi de ces hautes facultés. Ses honnêtes antagonistes, — pour la plupart magistrats éminens, qui ont l’œil sur lui, et dont il vient à bout de dérouter la science, — ne peuvent, tout en maudissant ce génie infernal, lui refuser d’involontaires hommages. Il y a dans les trames qu’il a tissues, dans les ténèbres dont il s’enveloppe, dans l’indomptable persistance avec laquelle il marche à son but, de quoi surprendre et fasciner souvent les gens du métier. La grossièreté, la vue courte, le sordide aveuglement de ses deux associés, Quirk et Snap, font ressortir encore cette habileté supérieure. Gammon les domine, il les soumet à sa politique, il les compromet, il sait profiter de leurs infamies sans en partager le triste reflet. Si rusés, si retors qu’ils soient, ce n’est qu’un jeu pour lui de maintenir cet ascendant qui le fait leur maître digne et hautain, et de réprimer leurs velléités de révolte. Vulgaires natures, ils ne sauraient lutter avec une organisation si puissante et si subtile.

D’autres tâches, plus ardues, réclament les véritables efforts de Gammon. Plébéien, il veut s’ouvrir le monde aristocratique. Simple tiers de procureur, — les études d’avoué se fractionnent à Londres comme chez nous les charges d’agent de change, — il rêve un siège à la chambre des communes. La magistrature n’a point de si hauts emplois qu’il ne se sente capable de les remplir. Dans une société où il ne rencontre jamais une intelligence supérieure à la sienne, il sent que les premiers rangs sont pour lui comme un patrimoine dont l’obscurité de sa naissance l’a injustement privé. Mieux servi par le hasard et pourvu de ce point d’appui qu’Archimède réclamait pour soulever le monde, Gammon n’irait pas chercher ailleurs qu’en lui-même la force nécessaire pour son ambition ; mais il lui a fallu, de bonne heure, et devant les premiers obstacles, faire capituler sa conscience. La ruse, les fraudes de toute espèce, lui sont peu à peu devenues familières. La dangereuse habitude des moyens illicites s’est fortifiée chez lui par une longue épreuve de l’impunité. Il semble que son esprit perverti ne trouve plus de charme au jeu de la vie, si les émotions ordinaires de la perte ou du gain ne se compliquent, — aiguillon plus vif, saveur plus piquante, — du péril, sans cesse bravé, sans cesse évité, qui menace le joueur déloyal. D’ailleurs, il n’a pas le choix : le premier pas fait, le premier branle donné, l’abîme évoque l’abîme, le mensonge appelle le mensonge à son aide, et ce n’est pas la moins belle leçon donnée par Warren que de nous montrer plus d’une fois Gammon lui-même effrayé de cet entraînement fatal, mais incapable de s’y soustraire. Il a semé le vent, il faut, bon gré, malgré, qu’il récolte la tempête ; et l’inflexible main du convié de pierre n’étreint pas plus durement, plus irrévocablement