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restent de ce poète, il y en a neuf dans lesquelles ce moyen trop commode est employé. — Faut-il parler des collaborations, et de tout ce que Céphisophon mêlait à l’œuvre d’Euripide ? et des remaniemens que subissait la pièce lorsqu’elle était reprise, des changemens arbitraires qu’improvisaient alors dans ce canevas, d’un tissu déjà si lâche, le poète, ou sa famille, ou son école, ou des étrangers même ?

On le voit, rien de plus simple et de plus élémentaire que le fonds, rien de plus libre et de plus abandonné à l’aventure que la composition d’une tragédie grecque. Je demande si l’on ne voit pas déjà des différences profondes entre ce système dramatique et les deux autres, savoir, celui du XVIIe siècle en France, et celui du drame moderne (depuis Shakespeare).


II.

La tragédie du XVIIe siècle est-elle une institution religieuse et nationale ? Non. Elle est une œuvre purement littéraire, inventée arbitrairement par l’esprit et pour l’esprit. Il se trouve, il est vrai, que notre théâtre a commencé par des mystères, mais c’est là une ressemblance purement extérieure. Chez nous, en effet, c’est le théâtre qui, d’aventure, s’introduisit sous le manteau de la religion ; chez les Grecs, c’est la religion qui, organiquement, enfanta le théâtre. La tragédie française du XVIIe siècle, qui d’ailleurs n’a rien à voir avec les mystères, n’est donc pas une poésie sortie du fond des choses, née de la vie, mais une production de l’art, née de l’imitation. Elle n’a, non plus que le poème épique, ses racines dans notre sol.

En outre, la plupart des poètes grecs sont des hommes d’action : Homère (car nous y croyons) combat et voyage comme ses deux héros, Achille et Ulysse ; Eschyle est soldat, et, oubliant ses quatre-vingts tragédies, ne met sur son épitaphe que ces mots : « Ci-gît Eschyle qui combattit à Marathon ; » Sophocle est stratège, il a pour collègues Thucydide et Périclès ; j’en pourrais nommer bien d’autres. Nos poètes, au contraire, sont des littérateurs ; des intelligences, non des hommes. Ils ne font qu’une œuvre abstraite, savante plutôt qu’inspirée, et dans laquelle l’habileté de la forme dissimule mal l’arbitraire et la fausseté du fond. Ils ont encadré de beaux bas-reliefs dans une architecture de convention.

N’étant point organisée par l’ordre même des choses, puisqu’elle n’est point un fruit naturel des institutions, cette tragédie essaie de se constituer théoriquement, à priori. Phénomène curieux, une poésie qui, née à peine, s’occupe de se tracer elle-même une poétique ! tant il est vrai qu’elle est, avant tout, une poésie de littérateurs et de critiques ! Prenant les barrières pour des appuis, elle en élève tout autour d’elle, et, dans la peur qu’elle a de marcher mal ; elle se met dans les conditions nécessaires pour ne marcher presque point. En un mot, elle institue, de par le texte fort altéré, sinon apocryphe, de la poétique attribuée à Aristote, la prétendue règle des trois unités, de lieu, de temps et d’action. Or, l’auteur, quel qu’il soit, de ce texte recommande seulement, à titre de conseil et non de règle, de ne pas embrasser des sujets trop étendus, de se renfermer, quand on peut, dans l’espace d’un jour ; mais il n’en fait point une obligation. Voilà pour l’unité de temps. Quant à l’unité de lieu, c’est bien plus